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elle avec surprise et hauteur, en rejetant en arrière ses longues tresses blondes, je suis, monsieur, une dame mariée (I am a married lady). » Toutes ces femmes du sud sont des dames, des ladies, ce qui ne les empêche point de fumer tranquillement dans des pipes en terre, comme des soldats ou des matelots[1]. La jeune dame qui s’était révoltée à la pensée d’aller à l’école fût pourtant obligée d’avouer qu’elle ne savait point lire. Elle n’en parut nullement honteuse : les blancs qui dans les états du sud forment la classe intermédiaire entre les grands propriétaires et les esclaves vivent dans la plus profonde ignorance. C’est dans cette classe rude, grossière et demi-sauvage, dès longtemps habituée à une entière dépendance, que l’oligarchie du sud a recruté ses armées ; elle est parvenue à lui inspirer l’horreur de tout ce qui pourrait la régénérer : ces soldats, dont le sang a coulé sur tant de champs de bataille, croyaient se battre pour l’indépendance, et se battaient en réalité pour avoir des maîtres. Les soldats de l’esclavage étaient eux-mêmes des esclaves.

En sortant du camp, je vis arriver une troupe de cavalerie missourienne qui revenait d’une expédition à Pilot-Knob ; l’escadron fit halte à la porte du camp en attendant qu’on lui assignât ses quartiers. Hommes et chevaux avaient l’air également fatigué, n’ayant pas eu de repos depuis plusieurs jours ; les vestes bleues ornées de quelques passementeries jaunes, les longs manteaux, les chapeaux de feutre noir étaient chargés de poussière, les grandes bottes et les étriers de cuir à la mexicaine couverts d’une épaisse couche de boue desséchée. Tous les hommes avaient des mousquetons pendus à la selle et des revolvers au ceinturon. Ils avaient battu le pays en quête des guérillas, mais eux-mêmes avaient tout l’air de partisans plutôt que de soldats. La plupart étaient si las qu’ils s’étaient assoupis sur leurs chevaux, les uns assis, pour se reposer, dans la posture des amazones, les autres tenant les deux jambes croisées par-dessus le pommeau de leur selle. Il y avait dans le nombre de magnifiques types militaires : je me rappelle notamment un jeune capitaine qui était descendu de cheval ; le bras appuyé sur la selle, avec son sabre traînant, son visage souriant et martial, ses dents qui brillaient sous une belle moustache blonde, il avait l’air aussi gai et aussi dispos que s’il revenait de la parade. A voir les figures hardies de ces Missouriens, on devine qu’ils doivent se battre comme des démons, mais qu’ils préfèrent les expéditions

  1. L’abus du mot lady est au reste très général aux États-Unis dans le nord comme dans le sud. On m’a cité à ce propos cette phrase d’un sermon : « Qui vint d’abord au pied de la croix ? Des dames (ladies). Qui resta le plus longtemps au pied de la croix ? Des dames. »