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créatrice et sa spontanéité scientifique. En effet, les sciences n’avancent que par les idées nouvelles et par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc prendre garde, dans l’enseignement des sciences, que les connaissances qui doivent armer l’intelligence ne l’accablent par leur poids, et que les règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l’esprit n’en atrophient ou n’en étouffent les côtés puissans et féconds. Je n’ai point à entrer ici dans d’autres développemens ; j’ai dû me borner à prémunir les sciences physiologiques et la médecine expérimentale contre les exagérations de l’érudition et contre l’envahissement et la domination des systèmes, parce que ces sciences, en y succombant, verraient disparaître leur fécondité, et perdraient l’indépendance et la liberté d’esprit, qui seront toujours les conditions essentielles de leurs progrès.

Si le génie de l’homme a dans les sciences comme ailleurs une suprématie qui ne perd jamais ses droits, cependant, pour les sciences expérimentales, le savant doit appliquer ses idées à la recherche du déterminisme scientifique et interroger la nature dans un laboratoire, avec les moyens convenables et nécessaires. On ne concevrait pas un physicien ou un chimiste sans laboratoire. Pour le physiologiste il doit en être de même : il faut qu’il analyse expérimentalement les phénomènes de la matière vivante, comme le physicien et le chimiste analysent expérimentalement les phénomènes de la matière brute. En un mot, le laboratoire est la condition sine quà non du développement de toutes les sciences expérimentales. L’évidence de cette vérité amène et amènera nécessairement une réforme universelle et profonde dans l’enseignement scientifique, car on a reconnu partout aujourd’hui que c’est dans les laboratoires que germent et grandissent toutes les découvertes de la science pure, pour se répandre ensuite et couvrir le monde de leurs applications utiles. Le laboratoire seul apprend les difficultés réelles de la science à ceux qui le fréquentent. Il leur montre en outre que la science pure a toujours été la source de toutes les richesses réelles que l’homme acquiert et de toutes les conquêtes qu’il fait sur les phénomènes de la nature. C’est là une excellente éducation pour la jeunesse, parce qu’elle seule peut lui faire comprendre que les applications actuelles si brillantes des sciences ne sont que l’épanouissement de travaux antérieurs, et que ceux qui profitent aujourd’hui de leurs bienfaits doivent un tribut de reconnaissance à leurs devanciers, qui ont péniblement cultivé l’arbre de la science sans le voir fructifier.

Claude Bernard.