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ou d’un système philosophique quelconque. En un mot, si les savans sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savans, le savant n’en reste pas moins libre et complètement maître chez lui, et je pense, quant à moi, que les savans dans leurs laboratoires font leurs découvertes, leurs théories et leur science sans les philosophes. Joseph de Maistre a dit que ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu Bacon[1] ; ceux qui l’ont lu et médité, ainsi que Bacon lui-même, n’y ont souvent guère réussi. C’est qu’en effet l’art d’obtenir le déterminisme des phénomènes à l’aide des procédés et des méthodes scientifiques ne s’apprend que dans les laboratoires, où l’expérimentateur est aux prises avec les problèmes de la nature. Quand on est en face de phénomènes dont il faut déterminer les conditions d’existence ou les causes prochaines, les procédés du raisonnement doivent varier à l’infini, suivant la nature des phénomènes dans les diverses sciences et selon les cas plus ou moins difficiles et plus ou moins complexes auxquels on les applique. Les savans, et même les savans spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir dans de pareilles questions, parce que non-seulement les procédés diffèrent, mais parce que l’esprit du naturaliste n’est pas celui du physiologiste, et que l’esprit du chimiste n’est pas celui du physicien. Quand des philosophes tels que Bacon, ou d’autres plus modernes, ont voulu donner une systématisation de préceptes pour la recherche scientifique, ils ont pu paraître séduisans aux personnes qui ne voient les sciences que de loin ; mais en réalité de pareils ouvrages ne sont d’aucune utilité aux savans faits, et pour ceux qui veulent se livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse simplicité des choses ; bien plus, ils les gênent en chargeant l’esprit d’une foule de règles vagues ou inapplicables, qu’il faut se hâter d’oublier, si l’on veut entrer dans la science et devenir un véritable expérimentateur.

Je crois que dans l’enseignement scientifique le rôle d’un maître est de montrer expérimentalement à l’élève le but que le savant se propose, et de lui indiquer tous les moyens qu’il peut avoir à sa disposition pour l’atteindre. Le maître doit ensuite laisser l’élève libre de se mouvoir à sa manière, suivant sa nature, pour arriver au but qu’il lui a montré, sauf à venir à son secours, s’il voit qu’il s’égare. Je pense enfin que la vraie méthode scientifique est celle qui contient l’esprit sans l’étouffer, celle qui laisse autant que possible l’esprit en face de lui-même, et le dirige tout en respectant ses qualités les plus précieuses, qui sont son originalité

  1. Joseph de Maistre, Examen de la Philosophie de Bacon, t. Ier, p. 81.