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core à découvrir. La supposition que Shakspeare aurait eu connaissance d’une vieille pièce allemande de son temps exhumée de nos jours a été abandonnée aussitôt qu’émise. Faut-il chercher l’origine de la Tempête dans quelque solennité officielle de l’époque, et la faire rentrer dans cette catégorie de brillans divertissemens poétiques appelés masques qui étaient à la mode sous le règne d’Elisabeth ? A-t-elle été composée à l’occasion de quelque mariage, par exemple celui du comte d’Essex, célébré en 1611, ainsi que l’ont pensé quelques critiques ingénieux, qui ont tenu peut-être un trop grand compte de la mascarade du quatrième acte, et qui ont étendu à la pièce entière un caractère qui appartient à une seule de ses scènes ? Cette supposition est la plus sérieuse de toutes celles qui ont été émises et mérite un examen attentif. On ne saurait nier en effet qu’il n’y ait quelques traits de ressemblance entre la Tempête et les pièces appelées masques, par exemple la simplicité du plan, une action plus brillante que dramatique, combinée en vue du spectacle, l’emploi évident de l’allégorie féerique et des pompes qu’elle autorise naturellement. Il est donc très possible qu’elle ait été pour la première fois représentée à quelque mariage ; ce qui est plus inadmissible, c’est qu’elle ait été composée expressément pour cette occasion, car l’étendue de ce drame, qui dépasse de beaucoup la longueur ordinaire des masques, ne permet pas une telle supposition. Tout indique au contraire que nous sommes en présence d’une œuvre rêvée à loisir, lentement combinée, patiemment exécutée, et non d’une improvisation brillante qui a dû être livrée à courte échéance, à heure fixe, pour une solennité qui n’admettait pas de retard. Si le fait opposé était vrai cependant, il nous fournirait une preuve nouvelle de l’incomparable génie de Shakspeare, impuissant à se contenir, qui fait le plus alors qu’on lui demande le moins, et qui livre une pièce, complète là où un beau divertissement à la manière des masques de Ben Jonson aurait suffi ; mais n’est-il pas permis de s’arrêter à une conjecture qui résout cette difficulté d’une manière très satisfaisante ? La vie amène chaque jour mille complications auxquelles nous ne songions pas, et il arrive souvent qu’une chose conçue en vue d’un but déterminé nous sert à une autre fin, nous sert même quelquefois à une double fin. Pourquoi Shakspeare, pressé par les circonstances, n’aurait-il pas fait d’une pierre deux coups, comme on dit vulgairement ? Nous pouvons nous figurer aisément le poète en l’année 1611. Sa retraite à Strafford-sur-Avon est arrêtée déjà dans son esprit, car il est prudent autant qu’inspiré, et, pas plus que Prospero, il ne veut attendre que le pouvoir des enchantemens lui échappe. D’ailleurs ces enchantemens n’ont plus rien à lui donner en fait de renom-