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passage, et dont la traduction en langue vulgaire soit plus facile. Qu’est-ce que cela veut dire sinon : « O vous, puissances de l’âme et du cœur humain, amour de la nature, vibrante sensibilité, passion, tendresse, sympathie, esprit, vous êtes des maîtres bien faibles, car qu’est-ce que vous êtes sinon des souffles et des effluves, et cependant, grâce à votre aide, j’ai pu mettre en mouvement les passions noires qui font reculer la lumière du jour, mettre aux prises la volonté humaine et la fatalité, les pouvoirs de l’abîme et les pouvoirs du ciel, évoquer les morts de l’histoire et faire revivre les temps passés. » C’est aussi clair, aussi limpide que les adieux de Cid Hamet Ben-Engeli à l’excellente plume qui écrivit le Don Quichotte.

Une particularité touchante de cette pièce, qui est une preuve de plus à l’appui de notre thèse que Prospero est bien Shakspeare, se fait jour dans ce passage. Cette particularité, c’est la modestie extrême avec laquelle le grand poète parle des dons qu’il a reçus. Jamais magicien ne s’est aussi peu surfait que Prospero et n’a été moins orgueilleux de son pouvoir. Dieu sait cependant si d’ordinaire les magiciens sont des maîtres impérieux. Prospero parle exactement, non comme un personnage de drame qui n’a aucune critique à redouter, mais comme quelqu’un qui veut éviter les reproches de fatuité et d’outrecuidauce. Ses esprits, dit-il, sont des maîtres bien faibles, ils ne sont rien que de l’air, de l’air subtil ; ils n’ont aucune réalité extérieure, ils ne comptent pas parmi les puissances de ce monde. Ils n’ont pu sauver Prospero de l’adversité, ils ne lui ont été utiles et bons que dans l’île magique, et en la quittant il n’essaiera pas de les garder à son service pour gouverner le monde par leur aide. — Voilà des esprits qui ressemblent fort aux dons des poètes. Lisez donc poète au lieu de magicien, et Shakspeare au lieu de Prospero, car un personnage de drame n’a jamais tenu un langage aussi modeste que lorsqu’il parlait pour le compte de son auteur ; mais n’admirez-vous pas une fois de plus avec quelle fierté discrète les grands hommes parlent de leurs dons et avec quelle tendre humilité ils en rapportent tout l’honneur à la nature ? Shakspeare baptisant son génie un souffle d’air, cela est beau comme un Rubens s’intitulant un « ouvrier peintre » et mesurant les toises de toile qu’il doit couvrir des couleurs de sa palette.

Le second passage est plus frappant encore, s’il est possible : c’est l’épilogue prononcé par Prospero lui-même. « Maintenant tous mes charmes sont détruits, et j’en suis réduit à ma propre force, qui est bien faible. Vous pouvez à votre volonté ou me retenir ici, ou me renvoyer à Naples… Maintenant je n’ai plus d’esprit pour