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faire exécuter mes ordres, d’art pour enchanter, et ma fin sera le désespoir, à moins que je ne sois délivré par la prière… » Est-il possible, je le demande, de voir simplement dans ce passage cette supplique ordinaire par laquelle les auteurs dramatiques sollicitent les applaudissemens des spectateurs ? Ce ne sont pas des applaudissemens que sollicite Shakspeare, c’est un congé, et ce sont des adieux bien définitifs qu’il fait. Cela ne veut-il pas dire : « Cher public, bientôt je serai vieux, et avec l’âge je perdrai mon pouvoir magique ? Ne me retenez pas plus longtemps prisonnier sur ces planches, vous que j’enchante depuis tant d’années, car ma fin sera la sénilité et le radotage, si votre bonté ne me délivre pas. Dans cette île enchantée, c’est-à-dire sur ce théâtre, j’ai par mes sortilèges reconquis mon duché, d’où je fus chassé par l’adversité, c’est-à-dire mon Strafford-sur-Avon, d’où je suis parti jeune et pauvre, et où je rentrerai, grâce aux travaux de mon génie, riche et célèbre. Prenez d’autres enchanteurs, et souhaitez-moi le repos, comme je vous souhaite le bonheur. »

Remarquez encore la simplicité du plan qui donne à cette pièce une physionomie si particulière, une physionomie de dénoûment, si j’ose m’exprimer ainsi, et qui la fait ressembler à un long cinquième acte. Le sentiment de l’incertitude, qui est la première et la plus forte de ces chaînes sympathiques par lesquelles le poète dramatique s’efforce de conquérir ses spectateurs, n’y existe à aucun degré. Toutes les difficultés sont réglées d’avance dès le début et ne laissent aucun doute sur l’issue finale. Le mariage de Ferdinand et de Miranda, qui est le nœud de cette action peu compliquée, est arrêté dès la fin du premier acte. Il y a bien quelques tentatives d’action, la conspiration d’Antonio et de Sébastien, la conspiration de Caliban et de Stephano ; mais ce sont des tentatives avortées, dont l’impuissance semble proclamer que l’histoire de l’île enchantée est close, et que désormais aucun drame ne s’y déroulera. Ces épisodes sont comme des représentations de choses lointaines ou passées qu’on vous montrerait dans un miroir magique. Ce sont des reflets et des images plutôt que des faits actuels, et ils semblent dire : Voilà comment les choses se passèrent autrefois, plutôt que : Voilà comment elles vont se passer. Avez-vous remarqué la différence de caractère qui sépare l’activité des journées qui précèdent un départ de l’activité de la plus misérable de nos journées ordinaires ? L’activité qui précède un départ est quelquefois bien fiévreuse, bien agitée, et cependant elle n’a aucun caractère dramatique, parce qu’elle n’engage pas l’avenir, parce que son but est trop immédiat et prochain ; au contraire l’activité la plus insignifiante de nos journées ordinaires est dramatique, car elle nous