Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/750

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laisse incertains sur ses conséquences, et ne nous permet pas d’apercevoir la limite où elle s’arrêtera. L’action de la Tempête, j’ai à peine besoin de l’ajouter, a précisément ce caractère de l’activité des journées de départ, elle clôt un drame qui est joué, le drame que Prospero nous montre au début de la pièce dans le lointain du passé, « par-delà l’abîme du temps. »

Et l’histoire de l’île enchantée telle que Prospero l’expose dans ses conversations du premier acte avec Miranda, Ariel et Caliban, est-ce qu’elle ne raconte pas trait pour trait l’histoire du théâtre anglais et de la transformation que Shakspeare lui fit subir ? Le parallélisme est si évident qu’il s’établit comme de lui-même, sans demander aucun effort au commentateur. Prospero, chassé par l’adversité de son duché de Milan, aborde avec sa fille Miranda dans une île sauvage que les loups et les ours remplissaient de leurs hurlemens, et dont l’unique habitant, la vieille sorcière Sycorax, venait justement de mourir en laissant pour lui succéder un petit monstre tout rousseau, Caliban, difforme de corps, difforme d’âme, qu’il s’efforce d’instruire et d’élever ; mais Prospero était un magicien, et il découvrit bientôt que Caliban n’était pas le seul habitant de l’île : il y en avait un autre, un beau génie du nom d’Ariel, enfermé dans un pin par la sorcière Sycorax, et hurlant de douleur entre les étroites cloisons de son cachot. Prospero délivra le captif, et bientôt avec son aide il eut rempli cette île si sauvage, mais d’une fécondité si puissante, de belles visions et de belles mélodies qui en firent un séjour enchanté. Voici l’histoire de Prospero ; voyons l’histoire de Shakspeare.

Un jeune homme déclassé et comme chassé de sa condition de bourgeois anglais par des revers de famille, poursuivi par la pauvreté, et peut-être aussi par les persécutions de sir Thomas Lucy (que son nom soit immortel !) ou de quelque autre de ses pareils, aborde un jour sur les planches du théâtre anglais. Il arrive, ne possédant rien au monde, rien, si ce n’est une âme ravissante et peut-être quelques volumes dépareillés qui contiennent les formules de ses enchantemens futurs, ballades populaires, contes italiens, vieilles chroniques anglaises ou écossaises, les fameux livres magiques du bon courtisan Gonzalo. Oh ! quel lieu sauvage, inhospitalier, que ce théâtre anglais primitif, où la sorcière Sycorax, c’est-à-dire la barbarie, exerçait tout à l’heure ses sortilèges abominables ! Abominables, mais non stériles et vulgaires, car il y a une force réelle dans ces fantaisies monstrueuses, et cette sorcière Sycorax était si puissante qu’au dire de Prospero, qui lui rend pleine justice, elle pouvait arracher à la lune le gouvernement de sa propre sphère et faire à son gré le flux et le reflux. La Sycorax barbare ve-