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voir entasser sur leurs navires des centaines de blessés, de malades atteints des affections épidémiques les plus dangereuses, ou bien de bestiaux qui apportent avec eux une incurable et méphitique saletés. C’est un va-et-vient continuel que rien n’arrête, ni le mauvais temps, ni les longues nuits d’hiver, et encore est-ce avec des équipages réduits, épuisés, impuissans, démoralisés, qu’il faut, coûte que coûte, remplir, ce devoir. Toutes les souffrances, toutes les misères de la guerre sont le partage de nos marins, et beaucoup y succombent. Pas de compensation d’aucun genre : ni l’enivrement du combat, ni les joies de la victoire. On ne se résigne pas aisément à ces obscurs sacrifices au bruit du canon qui procure à d’autres des émotions si vives et si généreuses ; on ne se console pas de tout avec sa solde, lorsqu’on appartient à un corps intelligent et brave, animé du feu sacré, brûlant de se distinguer, jaloux d’avoir sa part dans la reconnaissance et les applaudissemens du pays. Aussi le désappointement fut-il cruel pour nos marins dans cette mémorable expédition. Le sentiment de la tâche ingrate qu’ils remplissaient, du rôle inférieur, auquel ils étaient condamnés à côté des héros d’Inkerman et de Malakof, fut pour eux d’une extrême amertume. Les opérations dans la mer d’Azof, l’attaque de Kinburn par les batteries flottantes et la brillante conduite des marins débarqués sous l’amiral Rigaud de Genouilly ne consolaient que le petit nombre des heureux admis à jouer là un rôle actif, sans jeter un grand éclat sur le corps en général. Dans la Baltique, pour une foule de raisons tirées surtout de la nature des lieux, la guerre navale avait eu de médiocres résultats, et le succès de la seule opération efficace qui eût été entreprise, la prise de Bomarsund, avait été attribué à la présence d’un corps de troupes de terre. Le rôle de la marine est fini, disait-on ; nous ne sommes plus et nous ne serons plus que le train maritime de l’armée. Il n’est personne qui n’ait recueilli alors de la bouche de nos officiers cette parole de découragement.

Après la Crimée est venue la, campagne d’Italie en 1859, et les choses se sont passées de même. Un moment nos escadres eurent l’espoir de recueillir un peu de gloire devant Venise ; mais la promptitude de la paix leur enleva encore cette chance. Au Mexique, à l’exception du bataillon du commandant Bruat, qui a su conquérir une si belle renommée dans les rangs de l’armée au siège de Puebla, à l’exception de quelques détachemens chargés de garder des postes trop malsains pour y compromettre des troupes de terre ; on voit encore la marine exclusivement vouée au métier ingrat et plus que jamais périlleux des transports. En Crimée, c’était le typhus en permanence à bord ; ici c’est la fièvre jaune. Nos marins n’ont même pas toujours la consolation suprême de penser en