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mourant que le pays saura qu’ils se sont sacrifiés pour lui. Il y a peu à s’étonner que des hommes d’intelligence et de cœur souffrent d’un tel état de choses, qu’ils se désenchantent, qu’ils se dégoûtent, qu’ils disent : C’est une carrière perdue, qu’ils cherchent à en sortir, et détournent leurs enfans et leurs amis de s’y engager. N’est-ce pas là ce que nous voyons à l’heure qu’il est ? N’es--il pas vrai que dans le seul grade de lieutenant de vaisseau, sur sept cent cinquante officiers, trois cents demandes ont été faites pour quitter le service et passer sur les paquebots du commerce ? Et, ce qui est plus sérieux encore, n’a-t-il pas fallu cette année, pour remplir les places jadis si recherchées de l’école navale, descendre sur la liste des candidats bien au-dessous des admissibles ?

Nous ne pensons pas qu’un mal aussi patent puisse être contesté ; ce qui importe, c’est d’aviser aux moyens de l’arrêter quand il en est temps encore. Bien des mesures sont à prendre dans les plus hautes régions du pouvoir, et il ne nous appartient pas de les indiquer. Bien des petits soins de détail sont également nécessaires, qu’il serait trop long d’énumérer ici ; mais il est une réforme radiale, une réforme indispensable, que nous nous faisons un devoir de réclamer avec force, si l’on veut sinon guérir le mal, au moins l’empêcher de s’étendre. Une fois pour toutes, il faut retirer à la marine militaire le service des transports. Elle est perdue, nous ne prononçons pas le mot légèrement, elle est perdue si l’on continue à l’en charger. L’étendue et la continuité de ce service pendant les guerres de Crimée, d’Italie et du Mexique sont peut-être la cause principale du dégoût et de l’espèce de marasme dans lequel est tombé le corps de nos officiers. Sur le bâtiment de transport, il1 n’y a pas d’ordre possible, pas de discipline. Après une lutte de quelques jours pour la maintenir, on y renonce de guerre lasse. L’équipage vit dans une sorte de confusion et de pêle-mêle irrémédiable ; l’officier lui-même finit par se laisser gagner par la contagion, et oublie les leçons sévères et salutaires qu’il a apprises sur le navire de guerre. Plus tard, il rapporte sur le bâtiment de combat les traditions désordonnées du transport, et quand ce dernier service tient une aussi grande place dans la vie de mer, les habitudes en deviennent nécessairement dominantes ; l’officier n’a plus le goût et ne donne plus l’exemple de la discipline. Disons les choses sans détour : sur le transport, le soldat et ses chefs se considèrent comme à l’auberge. L’officier de marine est le maître d’hôtel payé pour les nourrir. De là les rapports les plus pénibles et souvent les plus humilians pour ce dernier vis-à-vis de ses frères d’armes. Et comment les rapports généraux de la marine et de l’armée ne s’en ressentiraient-ils pas ? Ce qu’il y a de certain, ce dont chacun peut s’assurer, c’est que la répugnance de beaucoup de nos officiers pour