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la marine ; nous n’avons pas le génie, l’instinct commercial des peuples maritimes, insulaires ou autres, ni l’abondance avec laquelle les capitaux anglais et américains se portent sur les entreprises de lointaine navigation. Enfin nous manquons absolument de ce qui fait la base d’une marine marchande, de ce qui donne aux peuples un stimulant continuel à aller faire des échanges par-delà les mers, un produit national de gros volume, partout recherché, ce qu’on appelle en langue de commerce un fret de sortie. Voilà ce qui nous fait défaut. Regardons autour de nous. Quelles sont les marines en progrès ? Celles qui ont des frets de sortie : c’est l’Angleterre avec ses fers, ses charbons, ses machines ; c’est ou c’était l’Amérique avec ses cotons, ses grains, ses tabacs ; c’est la Norvège avec ses bois ; enfin c’était la Grèce quand elle avait le monopole du commerce du Levant, quand elle transportait les grains de la Mer-Noire et les produits de l’Égypte, que la navigation à vapeur anglaise lui enlève aujourd’hui. A côté de ces marines à grands frets, quelles sont celles qui, avec des opérations moins étendues, continuent à se soutenir ? Ce sont les marines, comme celles d’Espagne et de Hollande, qui vivent d’une part exclusive qu’elles se sont réservée dans le trafic intérieur et colonial. Partout ailleurs il n’y a que déclin et ruine, et il ne peut en être autrement. Nous citions tout à l’heure l’exemple de deux chemins de fer rivaux, dont l’un, transportant plus vite et plus économiquement les passagers et les marchandises, ruine nécessairement l’autre. Comment cet avantage ne serait-il pas assuré au premier, s’il est chargé en allant et en revenant ; tandis que son concurrent, obligé d’aller à vide, ne fait d’argent qu’au retour ? Allez chercher vos fers, vos agrès et jusqu’aux coques de vos navires à l’étranger, faites table rase de tous les décrets, lois, règlemens, qui gênent l’armateur dans ses opérations ; vous ne changerez pas ce fait capital, cause première de notre infériorité. Tandis que le navire anglais part avec un volumineux chargement embarqué en quelques jours, le bâtiment français attend pendant un temps indéfini et avec des dépenses considérables un quart peut-être de chargement. Arrivé au but, les capitaux dont dispose le négociant anglais lui ont assuré le chargement de retour de son navire, et celui-ci est déjà revenu que le bâtiment français s’épuise à grands frais à trouver sa cargaison de retour. Il n’y a pas de concurrence possible dans ces conditions, et il n’est pas étonnant que le commerce préfère se servir de navires anglais, et que les produits du monde entier viennent avec avantage remplir les entrepôts anglais, d’où ils ne sortent que pour offrir un nouvel élément de fret au pavillon britannique et faire à notre navigation lointaine une concurrence ruineuse.