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mobile ondoie sur la vague. C’est un phoque venu des régions polaires avec la bise qui nous souffle au visage le froid des glaces éternelles. Le soleil s’éteint vers le nord, au milieu d’une fauve auréole. La nuit tombe, obscure et silencieuse, et nous semblons errer dans le vide. J’aime à entendre, avec le bouillonnement des vagues, les bruits confus de la manœuvre, le sifflet perçant du quartier-maître, le chant âpre et rhythmé des matelots. Cette cadence étrange ressemble à la plainte du vent, aux cris des oiseaux de mer dans la tempête. Mêlée d’angoisse et de joie ; , elle est comme le cri de guerre, le défi sauvage de l’homme aux élémens.

L’extrême activité qui règne sur le navire fait contraste avec son isolement. Le City of Washington porte dans ses flancs de sept à huit cents vies humaines. A Cork, où nous avons relâché deux heures, notre population flottante s’est accrue de quelques centaines d’émigrans. Cette courte visite d’adieu à la terre nous a paru bien riante après une première journée de navigation. Au sortir d’un étroit défilé, le beau golfe arrondit sa coupe d’azur et ses festons de vertes collines. Au milieu, Queenstown se dresse sur une île escarpée, plongeant ses murs dans l’eau limpide. Un capricieux archipel d’îlots et de rochers se mêle aux grands vaisseaux de guerre mouillés dans la rade. Le ciel à les teintes vives et chaudes des climats du midi. Sous cette lumière ardente, on dirait un paysage italien.

Une foule compacte, bigarrée, tumultueuse, nous attendait sur le quai. Nous abordons, et l’assaut commence : deux heures durant, la masse confuse et agitée roula sur l’étroite planche. Le navire en était inondé, et ne semblait pas pouvoir contenir cette fourmilière humaine. Caisses, ballots, besaces, matelas, marmites, s’entassaient pêle-mêle avec les sacs de houille, comme une montagne de débris où grimpait ensuite une cohue bariolée de figures incultes et de haillons éclatans : spectacle curieux et pittoresque dont l’étrangeté faisait oublier la tristesse. L’Irlande envoie ainsi au Nouveau-Monde le trop plein de son peuple. Cette vieille ruche toujours affamée et toujours féconde ne se lasse pas d’enfanter des hommes ; chaque année, les jeunes essaims s’expatrient. Peuple vivace, aventureux, qui accepte gaîment la misère et l’exil ! D’abord ahuris, dépaysés, un peu abattus, leur nature insouciante se relève. On les entasse la nuit dans l’entre-pont, sorte de cachot fétide où le jour ne pénètre que par des soupiraux submergés. En attendant, ils vont et viennent, ils considèrent curieusement tant d’objets nouveaux ; ils se couchent sur les sacs, les cordages, les voiles, font leur nid partout. Ils essaient même de se réjouir. Deux virtuoses déguenillés font les frais de la fête : l’un tient un chalumeau et en tire des notes aiguës