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et sauvages dont l’harmonie n’est pas sans charme, l’autre marque et bat la mesure avec frénésie sur un tambourin. Le rhythme agile et régulier s’accélère ; l’auditoire rit, gesticule, trépigne de joie ; enfin, vieux et jeunes, tout le monde se met en danse. A deux pas de là, un homme et une femme, assis à l’écart, restaient immobiles et silencieux ; ils semblaient regarder attentivement la côte déjà lointaine. Leurs habits simples, mais propres, se distinguaient parmi tant de sordides guenilles. L’homme, absorbé dans une méditation douloureuse, portait sur son visage mâle les traces d’une lutte et d’un lourd chagrin ; la femme semblait calme, patiente et résignée. Il se tourna vers elle, l’entoura de son bras, l’attira près de lui, et, penchant la tête, demeura l’œil fixé sur la terre natale.

Plus loin, une foule altérée se pressait autour d’une fontaine d’eau douce où chacun faisait dans un vase d’étain sa provision du soir. Triste chose que ces physionomies grimaçantes ou stupides ! Une sorte de créature hideuse, échevelée, dégradée par la misère et l’ivrognerie, traînait à la fontaine un enfant demi-nu. Un matelot, posté là pour empêcher le désordre, leur donnait des coups de canne sur les mains en leur disant des injures qui les faisaient ricaner. Voilà pourtant les recrues de l’Amérique ! Ce sont les matériaux bruts d’un grand peuple…

11 juin.

Enfin nous sommes au bout de nos épreuves. J’écris, au murmure des conversations étrangères, dans l’unique et étroite salle qui nous sert d’abri. Les cris, les jeux des enfans, les éclats de rire poussés par trois misses américaines évaporées, leurs essais de musique barbare sur un accordéon asthmatique, tous ces bruits irritans me sont à la longue devenus familiers. Peut-être l’ennui de notre prison commune me faisait-il paraître mes compagnons de voyage haïssables sans motif. A présent la glace commence à se rompre ; on se sent plus de bienveillance pour des gens dont on va tout à l’heure être délivré. Rien de plus cosmopolite et de plus bigarré que notre petite cité ambulante. Les Américains cependant y dominent, et ce sont les seuls qui m’intéressent. Il y a d’abord les trois misses turbulentes, à figure sèche et pâle comme des poupées de cire, et qui semblent animées par un ressort d’acier, tant elles sont infatigables. Elles jasent, jouent, chantent, rient aux éclats. Qu’il y ait calme ou tempête, foule ou solitude, la mécanique agile et retentissante tourne, tourne toujours. Du reste, very nice people ! me dit un grand homme barbu, ancien maître d’hôtel à New-York et meilleur juge que moi des bonnes façons américaines. Un officier de la marine fédérale, quelques Français grossiers,