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de ces champignons de finances qui sont ce qu’on appelle en latin vulgo concepti, que leur nuit des temps se fait à cinquante ans en arrière. Aussi quelle vénération pour les familles antédiluviennes qui remontent plus haut que le XIXe siècle ! Un Européen titré, fût-il vieux et ruiné, a encore chance de trouver femme en Amérique. On n’a qu’à se laisser faire pour devenir comte ou marquis. À bord de l’Arabia, Charles, ayant tiré de sa poche une vieille montre qui portait des armes, est devenu pour ses compagnons de route M. le marquis de Q. Moi-même, je suis déjà, pour quelques personnes, the french count, le comte français. Tout ce clinquant d’Europe vaut de l’or chez les démocrates d’Amérique. Cela prouve que l’humanité a partout les mêmes faiblesses. L’esclavage servait de prétexte aux prétentions aristocratiques : il va disparaître ; mais les riches d’hier n’en sont pas moins sévères pour ceux d’aujourd’hui. Pour affecter l’aristocratie, ils s’écartent des affaires publiques et se disent partisans du sud. J’ai vu à Washington un riche démocrate dont la femme est la fille d’un paysan irlandais débarqué, il n’y a pas bien longtemps, sur le quai de New-York dans les haillons de sa saleté nationale. Elle haussait les épaules en parlant du bûcheron-président. Elle me montrait les nègres avec dégoût. Elle avait tort, car ces pauvres nègres rendent un grand service aux gens d’origine récente qui ont la manie des privilèges de race, et qui se rattrapent de leur extraction très populaire sur la noblesse universelle de la race blanche. Encore, parmi les gens de couleur, les mulâtres se distinguent-ils soigneusement des nègres, tant l’homme a besoin d’avoir toujours quelqu’un au-dessous de lui. On me raconte à ce propos un mot caractéristique d’une dame pieuse du sud, appartenant à l’église méthodiste esclavagiste, car vous savez qu’aux États-Unis toutes les églises, la catholique comme les autres, se sont scindées sur la question de l’esclavage. On lui demandait pourquoi, dans sa communion, les nègres n’étaient pas admis au prêche, pourquoi il leur était défendu d’apprendre à lire, pourquoi il leur était ordonné de croupir dans l’ignorance naturelle des brutes. « Ah ! dit-elle, c’est que l’Évangile est un livre très révolutionnaire. » Un pas de plus, et les nègres n’auront plus d’âme.

On m’a montré dans le promenoir divers hommes politiques. Les partis profitent de ce rendez-vous universel pour tenir des conciliabules. J’ai vu le gouverneur de l’état de New-York, Horatio Seymour, un des candidats possibles des démocrates à la présidence, — le théâtral et excentrique George-Francis Train, qui est le pugiliste habituel et l’enfant terrible du parti, — enfin les deux frères Fernando et Benjamin Wood, de malheureuse renommée, l’un propriétaire du Daily-News de New-York, l’autre député au congrès, gens redoutés pour leur influence sur le bas peuple irlandais et