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Un jeu peut être à la fois très juste et très déraisonnable pour les joueurs. Supposons, pour mettre cette vérité dans tout son jour, que l’on propose à mille personnes possédant chacune un million de former en commun un capital d’un milliard, qui sera abandonné à l’une d’elles désignée par le sort, toutes les autres restant ruinées. Le jeu sera équitable, et pourtant aucun homme sensé n’y voudra prendre part. En termes plus simples et plus évidens encore, le jeu, lors même qu’il n’est pas inique, devient imprudent et insensé pour le joueur dont la mise est trop considérable. Le problème de Saint-Pétersbourg offre, sous l’apparence d’un jeu très modéré, dans lequel on doit vraisemblablement payer quelques francs seulement, des conventions qui peuvent, dans des cas qui n’ont rien d’impossible, forcer l’un des joueurs à payer une somme immense, et la répugnance instinctive qu’un homme de bon sens éprouve à admettre les conditions fournies par le calcul n’est autre chose au fond que la crainte très fondée d’exposer à un jeu de hasard, même équitable, une somme de grande importance avec la presque certitude de la perdre.

D’Alembert, aimé et recherché par les personnages les plus illustres, prenait part à tous les divertissemens de la société. Sa conversation, gaie, spirituelle et variée, était admirée dans les salons les plus célèbres. Chez Mme Geoffrin d’abord, puis chez Mme Du Deffant, d’Alembert était un des causeurs les plus assidus et les plus brillans. Persuadé, quoi qu’en dise l’Ecclésiaste, que le rire n’est pas une erreur, il le tenait au contraire pour une douce et excellente chose, dont il aimait, lors même que son cœur était triste, à donner la joie à ses amis. Une circonstance, bien des fois racontée, qui l’éloigna de Mme Du Deffant, exerça en même temps une influence profonde sur les dernières années de sa vie.

Mme  Du Deffant, femme spirituelle et sensée, mais d’un caractère un peu tyrannique, avait pour demoiselle de compagnie Mlle de Lespinasse, fille naturelle de l’un de ses parens. Par les grâces de son esprit, le charme et la vivacité de son intelligence, cette jeune fille avait su conquérir, malgré son humble situation, un rôle presque égal à celui de la maîtresse de la maison. Les amis de Mme Du Deffant, devenus les siens, vinrent bientôt pour elle seule à l’heure où sa vieille maîtresse n’était pas visible. Dès que Mme Du Deffant s’en aperçut, elle congédia Mlle de Lespinasse, en rompant avec elle sans retour et demandant impérieusement à ses amis de punir par leur abandon un tort dont ils étaient seuls coupables. D’Alembert, sans hésiter, se déclara pour Mlle de Lespinasse, et continua de la voir tous les jours. S’apercevant bientôt après pour la première fois, à l’âge de quarante-sept ans, que son logement chez Mme  Rous-