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seau était incommode et malsain, il alla, par ordre du médecin, s’établir, rue Bellechasse, dans un appartement que son amie consentit à partager.

Une vie nouvelle commença pour d’Alembert. Son affection pour Mlle de Lespinasse fut profonde, passionnée, inébranlable, et celui que l’on croyait incapable de vives émotions, que ses ennemis nommaient le sec et froid d’Alembert, dont la jeunesse tout entière, consacrée à la science, avait échappé au souffle des passions, devint à l’âge de cinquante ans l’amoureux tendre et exalté d’une jeune femme restée célèbre surtout par l’excès de sa passion pour un autre.

Le bonheur de d’Alembert fut mêlé de bien des angoisses. Il n’ignorait pas qu’émue quelquefois, mais non captivée par son affection si profonde et si tendre, celle qui tenait si fortement à son âme n’était pas à lui sans partage. Au bas de son portrait, qu’il lui avait offert, étaient écrits des vers qui finissent ainsi :


Et dites quelquefois en voyant cette image :
De tous ceux que j’aimai, qui m’aima comme lui ?


C’est sous le toit même de d’Alembert que furent écrites ces lettres brûlantes adressées par Mlle de Lespinasse à M. de Guibert, et dans lesquelles l’amour qui la tue, et qui seul pourtant la fait vivre, se peint et se répète, sans se fatiguer ni s’éteindre, devant la froideur avouée de celui qui en est l’objet. Mais si elle était changée pour lui, d’Alembert ne le fut jamais pour elle. Il regardait son affection comme endormie, et en espérant de jour en jour le réveil, c’est par les empressemens de la tendresse la plus dévouée et de la plus affectueuse bonté qu’il combattait, sans jamais se plaindre, l’indifférence et les rebuts de cette âme troublée et inquiète. Un jour enfin Mlle de Lespinasse, épuisée d’amour et de souffrance, lui révéla toute la vérité. Trois semaines après, elle mourait dans ses bras en murmurant le nom de M. de Guibert.

On n’a pas d’élégie plus touchante que le cri de douleur adressé par d’Alembert aux mânes de Mlle de Lespinasse et retrouvé plus tard dans ses papiers. « Ô vous, qui ne pouvez plus m’entendre, vous que j’ai si tendrement et si constamment aimée, vous dont j’ai cru être aimé quelques momens, vous que j’ai préférée à tout, vous qui m’eussiez tenu lieu de tout, si vous l’aviez voulu…

« Par quel motif, que je ne puis ni comprendre ni soupçonner, ce sentiment si doux pour moi, que vous éprouviez peut-être encore dans le dernier moment où vous m’en avez assuré, s’est-il changé tout à coup en éloignement et en aversion ?…