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ses souvenirs. Rien au reste ne semblait mieux calculé, plus réfléchi, que cette révolte contre l’ère vulgaire. Les temps se partagent d’eux-mêmes : après la création, le Christ ; après le Christ, la révolution. Tout était conforme à la science ; l’égalité des jours et des nuits à l’équinoxe d’automne ouvrait au 22 septembre l’ère de l’égalité civile. Ainsi on reflétait dans la loi les pensées constellées de l’univers. La grande république se trouve, comme une portion du firmament, inscrite dans la sphère céleste ; elle s’ordonne comme l’équation de la géométrie des mondes. Quelle garantie pour l’édifice nouveau ! Qui pourra le renverser, puisqu’il a pour lui l’armée des étoiles ?

Qui eût cru que cette géométrie humaine si profondément calculée s’écrivait sur le sable, et qu’après si peu d’années il n’en resterait plus de traces ? Les olympiades, les années des consuls, ont duré pendant des siècles ; l’hégire subsiste. L’ère de l’an I a passé avant la génération qui l’a fondée. Où sont les mois qui promettaient la moisson, germinal, messidor, fructidor ? Ils ont passé comme ceux qui annonçaient les tempêtes, brumaire, frimaire, nivôse. Rien n’est resté, ni le printemps, ni l’hiver. Où sont les fêtes du génie, des récompenses, de l’opinion ? Les cieux ont continué de graviter ; ils ont ramené l’égalité des jours et des nuits, mais ils ont laissé périr l’égalité et la liberté promises, météores dissipés dans le vide. La sphère poursuit sa course sans s’apercevoir qu’au 22 septembre elle ne ramène plus avec elle l’ordre politique qui la prenait à témoin. Les astres n’ont point épousé la république de l’an I ; ils ont mieux aimé leurs espaces déserts que les cieux sanglans de l’esprit humain. Les sans-culottides n’ont pu se populariser dans la plèbe des étoiles.

D’autre part, les peuples ont répudié l’ère nouvelle ; ils sont revenus à l’ancienne. Pourquoi ? Parce que les hommes de la révolution ont cru prématurément que l’âge de la science est arrivé, et qu’il servira désormais de base unique à toutes les conceptions. Une croyance antique qu’ils avaient négligée, soit crainte, soit mépris, s’est retrouvée ; un fantôme est apparu : un souffle grêle, comme celui de Samuel, s’est fait sentir ; l’édifice si savamment construit, appuyé sur les mondes, s’est évanoui.

Pourtant la chimère de l’ère nouvelle a existé douze ans ; les peuples s’y étaient accoutumés déjà. Qui serait assez hardi pour affirmer que dans les siècles des siècles cet édifice ou un autre semblable ne se relèvera jamais ?


EDGAR QUINET.