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Quelquefois l’instinct, de la race est plus fort que toutes les entraves, et rejette la civilisation après l’avoir connue. On raconte qu’un jeune homme de race indienne, élevé à West-Point, avait reçu après des études brillantes le grade de capitaine. Envoyé sur la frontière de l’ouest, il revit les prairies, les forêts qu’avaient possédées ses pères envahies par la charrue et la hache de ses frères nouveaux. Là-bas, vers les grandes montagnes, à la suite des derniers troupeaux de buffles, les dernières tribus de sa race avaient émigré, affamées, décimées par des guerres éternelles, prolongeant misérablement une vie près de s’éteindre. N’importe ; ces pensées, ce spectacle du désert, réveillent en lui des souvenirs d’enfance, des sentimens oubliés. Un jour on trouve sa chambre vide, son épée brisée, ses épaulettes jetées à terre. Il était parti seul avec une couverture de laine, et on ne l’a pas revu.

Voilà ma journée. J’ai devancé le bateau, qui n’arrivera que demain. Ma malle sur le dos et mon sac à la main (il faut s’aider soi-même en Amérique), j’ai pris le ferry-boat d’Ogdensburg à Prescott, puis le Grand-Trunk-Railway, qui m’amène ici. Je perds la vue des rapides ; mais c’est après demain dimanche, jour de repos, et, si je ne veux perdre quarante-huit heures, il faut être demain matin, avant six heures, à bord du steamer d’Otawa. Il se fait tard. Les chemins de fer, les bateaux, les tracas de tout genre dévorent la journée. Tout n’est pas plaisant dans cette vie à la vapeur ; mais le soir, si par hasard le train s’arrête dans la campagne et fait silence un instant, on n’en aime que mieux à humer l’air frais du crépuscule, à écouter le chant des grillons, à regarder la teinte pure et dorée du ciel, qui rappelle le lointain pays.

Otawa, 6 août.

On arrive à Otawa de Montréal en bateau à vapeur, de Prescott en chemin de fer. J’ai, comme toujours, choisi le bateau. Un petit chemin de fer me conduit d’abord à Lachine, à l’extrémité de l’île de Montréal, où le paquebot Prince of Wales nous attendait chargé de monde. C’est demain dimanche, et les hommes d’affaires de la ville passent volontiers ce jour de loisir à la campagne ; mais au rebours des gens de New-York, qui trouvent la campagne dans la cohue de Saratoga ou de Newport, ils vont la chercher au désert, dans les forêts qui bordent la rivière Otawa. J’entends parler ma langue : les matelots, les hommes de peine, bon nombre des passagers sont Français. À l’entrée du lac Saint-Louis, où la rivière forme un rapide entre deux îles, une troupe d’enfans et de femmes nous attendent sur l’écluse pour nous vendre des macarons et des sucres d’orge. C’est ce qu’on ne voit pas aux États-Unis. On me montre un village indien avec ses cabanes irrégulières, ses vergers,