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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/122

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pensée, ils ont choisi pour leurs combat d’éloquence l’enclos restreint de la politique ; encore leur faut-il des barrières pour y borner leur vue, des murailles solides, invulnérables, que les principes abstraits ne puissent pas entamer, — en un mot une constitution qui leur fournisse des dogmes politiques, comme la Bible des dogmes religieux. Je sais que ces esprits à courte haleine sont souvent utiles dans une démocratie. Conservateurs obstinés des faits, ils opposent aux novateurs une résistance nécessaire à la maturité et à la durée même des réformes. C’est la myopie intellectuelle du grand nombre qui, sous le nom de bon sens pratique, garantit la liberté républicaine d’excès qui seraient trop faciles. Peut-être enfin n’est-ce pas à nous de dédaigner cet équilibre un peu pesant des opinions ; mais nos goûts se révoltent contre notre raison : nous ne pouvons admettre que les idées d’un peuple libre soient ainsi volontairement circonscrites, et quand il nous serait démontré que c’est le dernier mot de la civilisation moderne, nous refuserions d’être façonnés par elle et de passer sous son niveau.

Collingwood, 11 août.

Le côté nord du lac Ontario est la partie la plus peuplée du Haut-Canada. Le sol y est ondulé, sablonneux sur les plateaux, mais fertile dans les vallons. Aux environs de Toronto, on trouve des prairies, des champs nivelés, une agriculture en règle. Plus loin, on s’engage pour quarante lieues dans la forêt. Figurez-vous une éternelle plantation de sapins, pour la plupart immenses et semblables à des tours, entremêlée çà et là de quelques beaux bouquets d’érables et ravagée par des incendies périodiques qui laissent à la forêt un air de ruine grandiose. Quelquefois un ruisseau, un vallon, une clairière à peine ouverte et jonchée encore de troncs carbonisés, — au milieu de ce désordre sauvage, quelques pauvres cabanes, des scieries, des montagnes de bois préparés, une route pavée de madriers et un chemin de fer, — parfois même des essais de culture, des terrains enclos de ces fences américaines faites de bois rudes et inégaux posés en zigzag sur des fourches biscornues. Dans l’enclos, la terre est noirâtre ; les ronces et les racines déchiquetées l’encombrent de leur pêle-mêle fantastique. C’est là qu’on mène paître le troupeau ou qu’on dépose à la hâte la semence d’un maigre champ d’avoine. Le principal produit de cette contrée est le timber ou bois de construction. Grâce au chemin de fer, qui offre un débouché aux richesses naturelles de la forêt, la valeur de l’acre planté est devenue considérable. Il faut voir ces immenses cubes de bois plein, si lourds, si épais, qu’on n’en peut mettre sur chaque wagon que deux couches. Les sapins du Canada le disputent