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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/126

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curieux un regard doux et farouche. Les deux autres, inquiets et étonnés, s’étaient cachés au fond de la hutte, où s’agitaient leurs petites têtes brunes et leurs yeux brillans. Tout auprès, sous un canot d’écorce renversé, à côté de ses ustensiles de pêche, gisait, la face contre terre, un pauvre homme gémissant et malade, destiné sans doute à mourir là sans autre abri.

Les jésuites ont gardé leur influence sur ce pauvre peuple. Ils sont encore ses amis, ses compagnons et ses guides. Pas une de ces squaws en haillons qui n’ait son chapelet roulé autour du bras, et qui ne le dise dévotement en sa langue. Cette conversion de toute une race sauvage à une religion qui suppose un si haut degré de civilisation morale est le plus merveilleux prodige qu’aient accompli jamais ces simples hommes de génie. Il est vrai qu’ils payaient parfois de concessions bien grandes cette conquête douteuse. On les a vus envoyer eux-mêmes leurs fidèles au carnage et prier dévotement dans leurs chapelles d’écorce quand les tribus partaient pour ces grands massacres qui s’appelaient la guerre indienne. Quand les guerriers tatoués revenaient chargés de scalpes et d’horribles trophées, le saint homme entonnait le Te Deum, comme Aaron ou Josué dans la Bible, rendant grâces au Seigneur du meurtre des ennemis. Ce n’était plus le pur christianisme que cette religion héroïque, mais farouche, appropriée à l’état sauvage, inspirant tour à tour de grands dévouemens et d’affreuses cruautés. Ces apôtres de la barbarie n’en furent pas moins des héros et de grands politiques. Ils savaient se mettre au niveau de l’homme sauvage et adapter à ses mœurs grossières la doctrine idéale qu’ils étaient venus lui enseigner. Lorsqu’ils avaient baptisé une tribu, ils y exerçaient une sorte de royauté ; ce qu’eux-mêmes, isolés, oubliés du monde, ils empruntaient à la barbarie, leur servait à la mieux dominer. Quand le martyr chrétien bravait les supplices, quand l’énergique Brébeuf se laissait écorcher sans se plaindre, quand le faible et timide Lallemand souriait dans un bain de poix brûlante, l’Indien, qui met au premier rang des vertus la force d’âme, admirait leur obstiné courage, et se prenait à respecter malgré lui la religion qui inspirait de si étonnans sacrifices. C’est à l’héroïsme de nos missionnaires que nous avons dû notre éphémère domination sur l’Amérique. Si jamais la race indienne a pu être civilisée, c’est par les jésuites, et, s’ils n’y ont pas réussi, ce n’est pas la dédaigneuse brutalité de la race anglaise qui accomplira ce miracle de patience et d’humanité.

Nous abordons à la grande île Manitoulin. Cette reine de l’archipel du lac Huron est un véritable continent : on y trouve des fleuves, des lacs longs de vingt milles. Elle sert de refuge à des