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Nous étions sortis des défilés : la forêt, plus largement épandue dans la plaine, bordait le fleuve d’une haie sombre. Il régnait un profond et majestueux silence ; çà et là seulement quelque accident nouveau attirait la vue. Tantôt c’était une cicogne bleue qui se tenait sur les souches noires du rivage, attentive, son grand cou dressé, guettant la proie : elle s’envolait à notre approche et fendait l’espace, droite et pointue comme une flèche ; tantôt c’étaient d’innombrables troupeaux de bœufs couchés sur la plage, dans cette placide immobilité qui leur est propre, ou debout dans la rivière qui lavait leurs poitrines brunes. A peine s’ils retournaient leurs têtes nonchalantes avec un air de calme et de puissante sécurité. je songeais en les voyant à la race plus sauvage qui autrefois disputait ces vallées à l’Indien, son compagnon et son ennemi, mis en fuite avec elle par la venue des hommes blancs. Quel trouble dans ce désert le jour ou la horde mugissante des buffalos, après quelque grande assemblée tenue dans les prairies, se rua dans le fleuve comme une avalanche noire pour aller chercher plus loin l’indépendance et la solitude ! De grandes vagues durent s’amonceler sous le choc puissant de ces milliers de poitrines, et les oiseaux de la forêt s’enfuir à tire d’aile devant leur clameur farouche. A présent ces rives paisibles n’entendent plus que le mugissement d’un taureau solitaire ou le rauque hurlement du paquebot qui passe. Ce n’est plus la tête noire du buffalo qu’on aperçoit sous la feuillée, c’est le chapeau de paille et le paletot jaune de l’Américain moderne. On le hèle, on lui jette une boîte, un sac de lettres, et il disparaît. Tantôt enfin c’étaient les péripéties de la navigation même et l’étrange construction du bateau. J’avais été en peine, la veille, de deviner où étaient les roues ; je découvris enfin à l’arrière la roue unique qui nous poussait devant elle, mue par deux bras horizontaux attachés à deux machines qui marchaient ensemble. En revanche, le gouvernail était double. Vous comprenez l’avantage de cette disposition : quand le bateau s’engrave, l’arrière est toujours libre, et la roue ne perd rien de son action. Dans les tournans rapides, le moindre effort suffit pour incliner la marche ; les matelots, postés à l’avant et armés de longues perches, ont peu de peine à pousser à droite ou à gauche l’extrémité de ce grand levier, dont le point d’appui est à l’arrière. On avance ainsi à force de bras, sondant la profondeur de l’eau, travaillant à se dégager des sables. Tantôt on se soulève à la force du cabestan sur de grosses poutres qu’on enfonce en terre, tantôt on s’attache avec un câble aux arbres du rivage pour se hisser péniblement. Quant à la machine, elle est à jour, au premier étage, et l’on circule au travers. La chaudière est à l’avant, sous les cheminées, les pistons à l’arrière, où la vapeur