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danser une écossaise avec le jeune lord Strathavon, ou converser au bal de l’Opéra avec Stedingk et Fersen, avec Dillon, avec le prince George de Darmstadt ou le duc de Dorset, la jalousie s’emparait de ces noms et les livrait aux soupçons calomnieux. La moindre accusation était d’être restée Autrichienne. Les conseils de sa mère, auxquels elle accordait beaucoup de respectueuse déférence, ne contribuaient pas à la préserver de ce danger. Il suffit d’avoir parcouru la précieuse correspondance publiée il y a quelques mois à Vienne par M. d’Arneth pour se rappeler ces paroles de Marie-Thérèse à sa fille, si souvent répétées : « Faites accueil aux Allemands, — restez bonne Allemande, — ne vous laissez pas aller à la légèreté française. — Voyez plus souvent Mercy ; ne craignez pas les qu’en dira-t-on. » Le retour incessant de tels avis prouve que Marie-Antoinette ne les écoutait pas toujours, et il est juste de lui en savoir gré ; mais il est peu vraisemblable qu’elle ait prodigué volontiers dans ses lettres, comme il semblerait d’après certaines correspondances qui lui sont attribuées, ces expressions contraires : « Je suis toute Française, — Française avant d’être Allemande, — Française jusqu’aux ongles. » Parée des naïfs attraits d’une sincère nature germanique, Marie-Antoinette ne semble pas avoir échangé ces dons, qui lui suffisaient pour plaire, contre les charmes différens de notre caractère national ; l’union constante des deux cours de France et d’Autriche lui a paru la condition de leur salut, et elle n’a jamais fait difficulté d’admettre un grand nombre d’étrangers dans l’intimité de Versailles. Lui prêter un sentiment libéral, ardent, exclusif, de nationalité française, serait une de ces fausses vues qu’ont autorisées de récentes publications, suscitées par la généreuse réaction de notre temps en faveur de sa mémoire.

Ceci m’amène, que je le veuille ou non, à dire quelle distinction doit être faite entre divers recueils de lettres de Marie-Antoinette. Deux éditeurs zélés, M. le comte d’Hunolstein et M. Feuillet de Conches, ont récemment fait paraître chez nous, d’après des papiers en leur possession, une suite de lettres attribuées à la reine, mais non sans éveiller de sérieux doutes d’authenticité. Appelé à me servir de ces documens, j’ai eu le devoir de les examiner à mon tour. Or le volume de M. d’Arneth, composé de pièces tirées de la bibliothèque privée de l’empereur d’Autriche, rendait ici l’œuvre de la critique prompte et facile, grâce à un caractère d’incontestable autorité reconnu de tous[1], et la comparaison lumineuse dont il a

  1. Il semble, à vrai dire, que la publication de Vienne ait eu pour but de donner un terme de comparaison pouvant servir, — M. d’Arneth le dit expressément dans sa préface, — à contrôler l’authenticité de tant de lettres attribuées à la reine, et qui ont soulevé, ajoute-il, des doutes fondés : «…Ist dies so manchem der Königin zugeschriebenen Briefe gegenüber der Fall, über dessen Echtheit begründete Zweifel sich erheben. » On sait que M. de Sybel, de l’université de Bonn, a le premier fait la comparaison qu’indiquait M. d’Arnetb. M. Edmond Scherer a reproduit les argumens sur lesquels M. de Sybel appuyait ses doutes. J’ai dû reprendre l’examen à nouveau.