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rière lui se tenaient assis les personnages d’élite, — en face, la foule mouvante des paysans et des mineurs. Il y avait là des types et des échantillons de toutes les races, depuis l’Allemand rabougri des villes, avec sa grosse tête sur un corps malingre, jusqu’au grand Yankee sec, coriace et raide, avec sa touffe unique de barbe rousse, ses lèvres pincées, sa mâchoire gravement occupée à ruminer du tabac. Des femmes se pressaient aux fenêtres des maisons voisines ; des gamins déguenillés grimpaient à cheval sur la balustrade sous le nez même de l’orateur. Quelquefois une charrette passait bruyamment, au grand mécontentement du public, mais l’orateur à poumons de stentor couvrait le tumulte d’un éclat de sa voix puissante. De quoi donc s’agissait-il ? J’avais vaguement entendu parler de conscription : c’est en effet l’époque où, selon le décret du président, la conscription doit compléter les quatre cent mille hommes appelés sous les armes. Probablement l’orateur stimulait à ce propos l’enthousiasme public. En effet, il attaquait little Mac, glorifiait honest old Abe, et tirait à boulet rouge sur la convention de Chicago. Sensée d’ailleurs lorsqu’il défendait la politique républicaine et refusait de voir dans la constitution la sanction de la révolte, son éloquence populacière ne manquait ni de sel ni d’énergie. Les rudes mineurs l’écoutaient bouche béante ; quelques malins avaient un fin sourire approbateur ; d’autres, endimanchés, coiffés de grands tuyaux de poêle, faisaient les hommes d’état et branlaient gravement la tête. Quelques visages renfrognés et hautains promenaient leur déplaisir parmi la foule avec un haussement d’épaules ou un grognement étouffé. Enfin l’orateur conclut et présenta au public le gallant général O… « Vous allez entendre, dit-il, le meilleur discours et le meilleur gentleman de l’Illinois. » La musique entonna une lente et triomphale mélopée, trois gentlemen s’avancèrent et chantèrent une chanson bouffonne en manière d’intermède, pour tenir la foule en belle humeur ; puis le général se leva, un grand homme à cheveux gris, en tenue négligée, avec je ne sais quoi dans toute sa personne qui sentait plus le procureur que le soldat. La foule poussa trois cheers en son honneur, et il commença de parler.

Il débuta, non sans bonne grâce, avec une certaine dignité de maintien, annonçant qu’il serait bref, que sa voix usée ne lui permettrait pas de parler longtemps ni « avec enthousiasme. » Peu à peu cependant il s’échauffa, ses sourcils se froncèrent, sa tête devint rouge, sa figure grimaçante, ses yeux égarés. Il se mit à frapper des poings, à trépigner des pieds, à se renverser en arrière, à se pencher en avant, à déployer ses bras avec des gestes d’épileptique. Sa voix devenait âpre, enrouée ; il allait toujours. Pendant