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plaisante ou d’une critique modérée ; voyez jusqu’à quel point la violence peut aller et demeurer inoffensive. Est-ce à dire que je la propose en exemple ? Une pareille sauvagerie de langage n’est possible que chez un peuple nouveau et dans une démocratie sans mélange. Le peuple ne veut et ne connaît ici que des égaux ; il faut lui parler sa langue et se faire plus grossier que lui. Chez nous au contraire, il se défie des courtisans qui affectent trop de s’abaisser. Si grand que soit notre amour de l’égalité, il nous reste à notre insu un vieux levain aristocratique que rien ne peut détruire. Nous sacrifions tout au masque de la politesse. Si les Américains savent être pacifiques avec des paroles sanguinaires, trop de gens chez nous sont habiles à commettre des crimes avec des gants blancs, et sans qu’il leur reste aux mains une goutte du sang versé.

Dubuque, que je quitte demain, est à mi-chemin environ de Saint-Paul et de Saint-Louis. De là tirez une ligne droite vers l’ouest, et vous arrivez, au confluent du Missouri et de la rivière Sioux, à l’emplacement d’une ville nouvelle, Sioux-City. C’est cette ligne que je vais suivre, moitié en chemin de fer, moitié en diligence. C’est un voyage de quatre jours à travers des pays perdus. Impossible d’obtenir des renseignemens sur la navigation du Missouri. Je vais à l’aventure, quitte à revenir sur mes pas.

7 septembre, à bord.

Je suis souffrant et incapable de supporter les fatigues d’une expédition lointaine. Je descends donc à Saint-Louis directement par la rivière. J’ajourne mon excursion au Kansas sans d’ailleurs y renoncer.

Le temps est triste, brumeux, mélancolique. Mes pensées ont une gravité bien naturelle à un voyageur qui n’a pas vu depuis six semaines une figure amie. Ces gens de l’ouest sont au fond d’assez bons diables, mais j’ai avec eux trop peu de points de contact pour rechercher beaucoup leur commerce. Plus j’avance dans le pays de la démocratie, plus je me sens aristocrate à mon insu. Je n’aime pas ces compagnons débraillés, mal peignés, sans cravate ; je me soucie peu de faire des avances amicales à des rustres déjà trop familiers par eux-mêmes. Et puis quel sujet de conversation aborder ? Il est un point qu’il ne faut pas toucher, qu’on ne peut effleurer du moins qu’avec d’extrêmes précautions, et sur lequel l’Américain n’entend point raillerie : c’est la politique de son pays. Un étranger soigneux de ne pas se compromettre doit garder dans son langage une stricte neutralité. Les entretiendrai-je de nos affaires ? Ils me font là-dessus mille questions vagues et sottes qui m’impatientent ; je coupe court à l’entretien en disant que je suis absent