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nes ; les chapeaux furent jetés en l’air, les femmes agitèrent leurs mouchoirs, les bons paysans se pressèrent autour de l’orateur pour lui serrer la main. Le général au contraire, devenu tout à coup calme et pâle, épuisé de cette affreuse comédie, les remerciait simplement de leur bon accueil. Évidemment le hasard m’avait servi un haut échantillon de l’éloquence américaine.

Cet homme, direz-vous, était sans doute quelque démagogue de cabaret ?… Mais prenez le journal du lieu, et lisez en tête des colonnes le republican ticket : For président, Abr. Lincoln, of Illinois, — for governor, general O…, come, and hear this brave soldier, eloquent statesman and stern patriot[1]. Ce furieux n’était autre qu’un major-général, futur gouverneur de l’Illinois, faisant son canvass pour les élections de novembre. — A capital speech, me dit le maître d’un cabaret où j’allai dîner avec du porc salé, des pickled oysters et des betteraves au vinaigre. L’orateur qui avait présenté le candidat à l’auditoire l’appelait le « meilleur gentleman de l’état d’Illinois, » et les abominations mêmes qui m’avaient révolté lui avaient acquis, paraît-il, le respect et l’admiration des habitans de Galena.

Le meeting se termina par une nouvelle chanson patriotique à laquelle la foule se joignit en chœur. D’ici au mois de novembre, le général O… va courir de village en village, faisant le même sermon tous les jours. Peut-être a-t-il honoré d’un redoublement de son éloquence cette ville de Galena, qui passe pour un des repaires du copperheadisme, car il annonce que tout ceci n’est que le prélude du feu terrible qu’il compte ouvrir dans la partie sud de l’état d’Illinois, là où les rebelles ont beaucoup de partisans. Voilà ce qui frappe l’imagination des hommes de l’ouest. Bien sot qui leur servirait des friandises littéraires et des vins parfumés ; il faut du gin, du whiskey, du « feu d’enfer » pour leur monter la tête. Je rapprochais par la pensée cette scène étrange de nos pacifiques comices agricoles, où un monsieur de bonne compagnie s’adresse à nos bons paysans avec cet air digne et protecteur que vous savez ; je la rapprochais même de ces réunions d’ouvriers où règne en général tant de décence, d’ordre et presque de bon ton, et je songeais que nulle part, chez nous, une aussi horrible comédie n’obtiendrait autre chose que des huées. On parle beaucoup de notre violence ingouvernable ; c’est même un défaut dont nous faisons volontiers parade. Venez donc en Amérique, hommes délicats et timides, et apprenez par cet exemple à mieux vous connaître vous-mêmes, apprenez à moins craindre les résultats d’une allusion

  1. « Venez entendre ce brave soldat, cet homme d’état éloquent, cet austère patriote. »