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à l’homme bien disant et bien vêtu. Il l’interpelle hardiment, grossièrement même, et l’autre n’a qu’à le payer de la même monnaie. Il y avait là des fermiers, des mineurs, des soldats, des hommes de loi, un cabaretier français, un négociant suisse, et plusieurs de ces figures louches qui sortent on ne sait d’où. Quelques hommes de couleur timides rôdaient autour du groupe sans oser s’y mêler. Quelques Allemands, l’un énergique, hardi, tenace, les autres doux et flegmatiques, mais obstinés, soutenaient l’abolition contre quatre ou cinq aventuriers et deux riches planteurs coalisés. On parlait haut et fort, d’un ton à la fois goguenard et irrité. L’ironie sortait des bornes permises ; les esclavagistes, avec un rire faux et forcé, répondaient aux raisons par des injures. L’Allemand, seul contre tous, avait le langage libre, impétueux d’un homme qui se sent fort et sûr de vaincre, tandis que les autres gardaient l’attitude hautaine et contrainte des vaincus. L’un d’eux, un émigré anglais, qui m’avait fait l’honneur de me parler la veille et de me communiquer ses sympathies pour la sécession, manant brutal, tranchant du grand seigneur parmi les humbles Yankees, se tourna vers moi d’un air insultant, et dit en me montrant du doigt : « Voilà un homme qui est l’ami de Vallandigham ! » Je lui coupai la parole et lui dis que c’était faux. Jusque-là silencieux et discret, je me mis à formuler mon opinion avec une netteté qui fit ouvrir les yeux à messieurs les sudistes et qui réjouit le cœur à nos bons Allemands. Je leur dis que je n’entrais pas dans leurs querelles de famille, que je n’avais ni le droit ni l’envie de m’en mêler, que je n’affichais de préférence ni de haine pour aucun des candidats à la présidence, mais, puisqu’on me provoquait, que j’exposerais toute ma pensée. Je regardais en principe l’esclavage comme un crime et comme un déshonneur. Enfin, sans avoir pour l’Amérique aucun attachement filial, je ne concevais pas qu’on pût se dire patriote et ennemi de l’Union. — Croyez-vous donc, me répliqua un gentleman en paletot noir qui semblait le plus lettré du groupe, que tous les hommes soient nés d’un même couple ? — Je m’étonne que des hommes qui professent tant de révérence pour la Bible osent lui donner un si formel et si audacieux démenti. — Mon adversaire, blessé au vif, invoqua le bon sens, l’expérience de tous les jours, la vue, l’odorat, la malédiction de Cham, me demanda si je voulais prendre une négresse pour femme, et s’en alla enfin, de guerre lasse, avec l’air d’un homme à qui l’on nie qu’il fait jour en plein soleil. Je devins alors un pestiféré dont on se tint à distance prudente. Voilà l’Américain du sud : il veut à toute force que le nègre soit un animal un peu inférieur au singe. Quant à l’abolitioniste, souillé par ce contact impur, il inspire la même horreur et le même mépris.

La vallée du Mississipi est charmante à quarante ou cinquante