Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/478

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’optimisme aveugle et crédule. Les littératures primitives l’ont connue dès le berceau. Les plus anciens monumens littéraires, sanscrits ou chinois, les prophéties des Hébreux, le Margitès, que l’opinion d’Aristote et de ses contemporains attribuait à Homère, et qui était évidemment une invective satirique, les noms d’Archiloque, d’Hipponax et de Ménippe le Cynique, sans parler de beaucoup d’autres moins connus, protestent hautement contre la prétention des Latins, qui revendiquaient l’invention et, pour ainsi dire, le monopole de ce genre de conceptions[1]. Le mot seul de satira leur appartenait en propre, mais les psogues, les silles, les ïambes de la Grèce en existaient-ils moins pour s’appeler autrement ? Grœcos interpretamur, disait loyalement Varron quand il publia ses Ménippées.

C’est donc bien la comédie avant le théâtre, la critique en germe, le libre examen philosophique que doit représenter pour nous ce genre particulier de poème. L’histoire de la satire serait celle de l’esprit humain lui-même cherchant à secouer le joug, à s’affranchir du respect, à décomposer tout prestige, et protestant par son rire éternel contre tous les genres de misère, d’oppression et de tyrannie. Ce n’est point ici le lieu de chercher même simplement à esquisser le plan général d’un travail aussi vaste. Embrassant d’un rapide souvenir ces annales encombrées, du vieil Ennius allant à ses glorieux successeurs, de la satire latine au sirvente provençal, saluant au passage Lucien et Dante, Arioste et Boccace, Érasme et Reuchlin, Rabelais, Marot, d’Aubigné, Régnier, puis le groupe classique, Boileau chez nous, Butler, Dryden et Pope chez les Anglais, nous nous retrouverions en face des modernes, et surtout en face des contemporains, dans un dénûment relatif qui surprend au premier coup d’œil, et pourrait faire croire à l’épuisement définitif de ce riche filon, exploité par tant de mineurs illustres.

Qu’on se rassure cependant, il n’y a là qu’un trompe-l’œil. Pour que la satire agonisât, comme on serait tenté de le craindre, il faudrait que les vices et les ridicules dont elle vit l’eussent devancée dans la tombe. Il faudrait que la belle chimère de l’humaine perfectibilité fût autre chose qu’une vague et contestable espérance. A qui se bercerait d’une si douce erreur, nous conseillerions simplement, non pas la lecture de tel ou tel satirique, mais celle de tout ce qui s’imprime chaque jour. Choisir est inutile ; que l’on prenne au hasard ! Romans ou comédies, débats judiciaires ou parlementaires, études de mœurs, le titre importe peu. Partout on retrouverait ce qui a pu sembler perdu : ici la mordante hyperbole du

  1. Intactum carmen, disait Horace. Satira tota nostra est, a répété Quintilien. Comment se trompaient-ils, et qui pensaient-ils tromper ?