peuple ces plaisirs publics. Les bonnes polices prennent soin d’assembler les citoyens et les rallier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et jeux ; la société et amitié s’en augmente. Et puis on ne leur saurait concéder de passe-temps plus réglés que ceux qui se font en présence d’un chacun et à la vue même du magistrat. Et je trouverais raisonnable que le prince, à ses dépens, en gratifiât quelquefois la commune, d’une affection et bonté comme paternelle, et qu’aux villes populeuses il y eût des lieux destinés et disposés pour ces spectacles : quelque divertissement de pires actions et occultes. » Paroles charmantes et profondes ! le moraliste a beau ne considérer le théâtre qu’au point de vue de l’ordre public et comme une institution de bonne police, il n’oublie pas les conditions morales qu’il doit remplir. Il y a toute une philosophie de l’art dans ces simples mots : « la société et amitié s’en augmente. » Société, amitié, ces termes, sous la plume de Montaigne, signifient cette communauté d’intérêts, de sentimens, d’espérances, qui unit les enfans d’une même race ; la grande amitié, c’est la patrie. On peut dire que le théâtre déchoit, qu’il manque à sa mission chaque fois que d’une manière ou d’une autre, par le rire ou les larmes, par l’émotion ou la raillerie, il ne sert point un des intérêts de la communauté. Il ne s’agit pas de transformer la scène en tribune, il s’agit seulement de vivre avec ses contemporains et de chercher le succès dans l’étude élevée, dans la peinture vivante de la vérité humaine. Le vrai poète dramatique n’est pas un prédicant, c’est un artiste, mais un artiste qui prend sa tâche de haut et qui domine la foule afin de la mieux servir. L’accroissement continu de la démocratie dans une société comme la nôtre rend plus urgent que jamais le renouvellement du théâtre, et ce n’est pas un rassurant symptôme de voir cette grande forme de l’éducation nationale devenir si souvent une école de vulgarité au moment même où elle aurait à remplir avec plus d’ardeur que jamais sa mission de culture libérale et humaine. Ces reproches ou plutôt ces conseils et ces vœux s’adressent au public autant qu’aux poètes eux-mêmes, à ce public d’élite qui avait naguère encore ses justes exigences, et qui paraît si indifférent aujourd’hui. Je ne méconnais point ce qu’ont accompli ou tenté des écrivains tels que M. Émile Augier ou M. Octave Feuillet ; je les plains au contraire de ne plus être soutenus, comme leurs devanciers il y a un quart de siècle, par un auditoire plus lettré, plus attentif aux questions d’art, plus soucieux des problèmes de notre époque. Leurs ouvrages, quand ils paraissent, provoquent au moins des discussions utiles ; lorsqu’ils se taisent, on retombe bien vite dans la trivialité d’un art où le décorateur et le machiniste, sans parler des exhibitions dignes du Paris de la régence, tendent de plus en plus à prendre la première place. Heureuse du moins la scène française, quand notre ancien répertoire, interrogé à propos aux heures de stérilité, nous envoie de virils accens ou quelque souffle de fraîche poésie ! Non pas certes qu’il faille nous proposer pour modèles les
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