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verve à tort et à travers. Ah ! si ce bohémien du café Procope, si ce railleur que redoutait Voltaire avait voulu défendre contre lui les vieilles mœurs de la France, les mœurs sérieuses, chrétiennes, de la province, opposées à la corruption parisienne du temps de la régence et de Louis XV, il avait des modèles sous les yeux. Il a parlé quelque part avec une émotion contenue de son père et de sa mère. « C’étaient de ces bons Gaulois qui s’il en existe encore, sont le jouet du siècle poli ; on m’entend, je crois : de ces bonnes âmes devenues aussi rares que ridicules, cent fois plus occupées de leur salut ou de celui des leurs que de tout ce qui s’appelle ici-bas gloire v et fortune ; Le ciel les en a bénis dans la personne d’un frère que je viens de perdre chez les pères de l’Oratoire, et qui, pour ses longs travaux comme pour sa sainteté, meurt honoré des regrets de son illustre congrégation. » Il y a là, si je ne me trompe, une ironie poignante, une sourde et sombre, colère contre la corruption du siècle. Ces bons Gaulois devenus le jouet du siècle poli, ces bonnes âmes aussi rares que ridicules, pourquoi ne les venge-t-il pas ? Ce serait un utile emploi de ’cette verve impatiente qui ne demande qu’à éclater. En vérité, il ne s’en inquiète guère ; s’il y a songé une heure ou deux, une inspiration suivie lui est trop lourde à porter. Piron n’est pas un écrivain, ce n’est qu’un homme d’esprit.

Quoi ! dit-on, pas autre chose ? Ce n’est pas un écrivain, et il a écrit un des chefs-d’œuvre de la scène comique au XVIIIe siècle ! Avouez que, s’il n’a pas d’inspiration philosophique ou morale, il a du moins l’amour des vers, et qu’il est enthousiaste de son art. — Je réponds : enthousiasme de grand enfant. On ne sent pas l’homme ici. La poésie a été pour lui un puéril exercice au collège, et plus tard, dans une heure de détresse, l’expédient du bohême aux abois. Il nous a fait lui-même cette confession ; qu’on lise la préface de la Métromanie. Ces pages heurtées, saccadées, semblent un prélude de Beaumarchais, car il y avait du Figaro chez Piron ; mais que voit-on là en fin de compte ? L’aveu d’une situation d’esprit que nous avions soupçonnée. Piron prend la plume le jour où la nécessité l’y pousse ; nulle pensée, nulle inspiration, nul principe à défendre. Et c’est lui écrivain sans mission, qui prétend mettre sur la scène la figure du poète ! Que sera-t-il donc, ce poète, aux mains d’un pareil peintre ? sérieux ou ridicule ? On ne sait, ou plutôt il sera tour à tour un type grotesque et un personnage digne d’intérêt. Il est sympathique et charmant quand il défend sa vocation contre la sagesse bourgeoise de son oncle, M. Baliveau ; mais ce rêveur, que la muse enivre, est en même temps le don Quichotte de la rimaillerie. il a les prétentions les plus niaises, il se fait appeler M. de L’Empyrée ; il tient boutique d’hémistiches, il fait pour qui en veut idylles, sonnets, épithalames ; il parle comme un fou, il agit comme un sot. Bref, entre le poète et le versificateur, Piron ne sait pas choisir. Il va de l’un à l’autre sans pouvoir se décider. On ne voit dans l’ensemble de son œuvre ni la satire du faux poète ni la peinture de l’esprit inspiré. Eh