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Une singulière évolution s’opère dans les idées religieuses du monde païen. On est encore très loin de se dire chrétien, et pourtant l’on cherche à christianiser la vieille religion de la nature. On veut qu’elle devienne spirituelle, morale, qu’elle se purifie des absurdités et des souillures traditionnelles ; bien plus encore, on sent que l’incarnation dans une vie humaine toute sainte et toute belle de l’idéal religieux que l’on rêve peut seule conférer à cet idéal la puissance communicative dont il a besoin pour s’emparer des consciences, et l’on cherche par divers moyens à fournit au paganisme réformé ce que l’Évangile donne aux chrétiens dans la personne de Jésus de Nazareth. En un mot, on tâche d’avoir un Christ païen. Le ridicule, parfois même la niaiserie de ces efforts, ne doivent pas en voiler le sérieux ni l’intérêt historique. Ce mélange de grandeur dans l’idée et de puérilité dans la réalisation constitue même la moralité essentielle de cette situation remarquable entre toutes, où la vieille religion, se sentant près de périr, s’imaginait prolonger son existence en se parant de formes qui n’allaient bien qu’à sa jeune rivale.


I

L’un des manifestes les plus curieux de cet essai de rajeunissement du paganisme est la biographie d’Apollonius de Tyane, par Philostrate de Lemnos. Ce Philostrate faisait partie du cercle de lettrés et de savans que l’impératrice Julia Domna, femme de Septime Sévère, avait réunis autour d’elle. On sait l’influence que Julia Domna exerça sous le règne de son mari (193-211) et plus encore sous celui de son successeur, Caracalla, mort en 217. C’est conformément au désir exprimé par son illustre protectrice que Philostrate rédigea la biographie du sage Apollonius de Tyane, qui avait vécu, disait-on, sous les premiers empereurs, d’Auguste à Donatien, c’est-à-dire pendant toute la durée du Ier siècle. Déjà d’autres auteurs, tels que Maxime d’Egée et Mœragène, avaient traité le même sujet. Philostrate affirme néanmoins qu’il s’est principalement servi des anecdotes inédites recueillies sous le titre de Reliefs par un disciple fidèle d’Apollonius, qui l’avait toujours suivi. Il paraît que l’imperfection de ces premiers travaux rendait désirable une refonte totale de son étrange récit.

Intéressant, disons le mot, amusant comme peu de romans modernes, le livre de Philostrate est un des plus instructifs que nous possédions[1]. Il jette une vive lumière sur les mœurs, les idées,

  1. La critique allemande s’en est plus d’une fois occupée, et dans un ouvrage important le dr Baur, l’éminent professeur de Tubingue, a étudié, à propos d’Apollonius de Tyane, les rapports du pythagorisme avec le christianisme. Il a paru tout récemment une traduction française de l’ouvrage de Philostrate, et cet intéressant travail est dû à M. Chassang, déjà connu par ses études sur le roman dans l’antiquité.