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s’ils étaient nés avec des dispositions différentes, car, chacun de son côté, ils prendraient dans la tradition philosophique ce qui leur conviendrait. Que l’on jette les yeux autour de soi, on verra que tout homme au fond agit ainsi, et voilà comment on ne s’explique jamais pourquoi on ne parvient pas à convertir autrui. »

En parlant ainsi, Goethe se souvenait évidemment de lui-même. Tous ces traits conviennent à son histoire. Il a pratiqué, toute sa vie, cet éclectisme supérieur, qui n’est que la forme philosophique d’une libre et universelle curiosité. Il a traversé les systèmes pour les connaître, sans s’y arrêter, prenant à chacun d’eux ce qui était d’accord avec le tempérament de son esprit, les réduisant souvent à une seule pensée, qu’il s’assimilait, rejetant toute idée qui aurait été une dissonance, disposant de toutes les philosophies sans être dominé par aucune, et les mettant en harmonie par un sûr instinct avec sa manière d’être et de sentir.

Il y eut cependant une influence philosophique plus marquée que les autres dans le développement de son esprit, et qui persista, sans éclipse, jusque dans la pleine et vigoureuse maturité de son génie : ce fut l’influence de Spinoza. C’est le seul philosophe dont il ait consenti à reconnaître l’empire. Encore nous verrons bien que si le spinozisme entre comme élément dans l’essence subtile et complexe de sa pensée, c’est un spinozisme très libre et singulièrement transformé.

Ce fut un des grands événemens de la vie de Goethe que son initiation à la philosophie de l’Éthique ; mais jusque-là son humeur libre, sa fantasque indépendance, sa curiosité passionnée, l’avaient attiré dans de singulières aventures d’esprit. Il avait erré de tous les côtés dans sa propre pensée et dans celle des autres, sans rencontrer nulle part de point fixe et de direction. C’est vers sa dix-huitième année, pendant qu’il étudiait à l’université de Leipzig, que se révéla à lui-même l’éveil de sa raison sur les questions de philosophie religieuse. L’ennui de la rhétorique pédantesque, de la philosophie aride, que l’on enseignait dans l’université sous la discipline intellectuelle des Gottsched et des Gellert, le peu de goût qu’il ressentait pour la pauvre et timide littérature classique qui florissait alors en Allemagne avant le Laocoon, celle des Besser, des Canitz, des Hagedorn, — le travail intérieur d’un esprit qui sentait s’éveiller en lui des forces inconnues et qui ne savait encore comment les apaiser en les employant, cette agitation, cette première flamme inquiète d’une âme qui se dévore sans alimens, ces distractions cherchées dans la débauche, une grave maladie qui survint, — voilà sous quelles impressions le jeune étudiant de Leipzig avait essayé de résoudre les grands problèmes par sa propre énergie, et sans rien accepter des traditions d’école. On enseignait pourtant à cette époque,