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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 59.djvu/863

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la prière ! Combien se croisent à l’infini les sympathies, les antipathies, les idiosyncrasies !… Chez tous les peuples et dans tous les temps, nous trouvons une impulsion générale vers la magie. » L’observation qui termine cette apologie étrange ne manque pas de profondeur. L’activité de notre esprit, son ambition de s’emparer par des moyens extraordinaires des puissances de la nature, sont d’autant plus marquées que le cercle de ses connaissances positives est plus étroit. À mesure que par sa puissance d’intuition bien dirigée il a étendu le cercle de ces connaissances, l’homme possède un plus grand nombre d’élémens naturels, de forces élémentaires, qui, rattachées entre elles par les liens de l’esprit, produisent enfin un art digne de son attention. — N’est-ce pas encore de la magie naturelle dans le vrai sens du mot que cet empire sur la nature conquis par la science, exercé par l’esprit souverain et roi ?

Dans ces divers jugemens, prononcés par Goethe à quarante années de distance, nous retrouvons l’impression persistante et le souvenir indulgent des magiques expériences, conduites par Mlle de Klettenberg, qui passionnèrent un instant son imagination de jeune homme. L’année suivante, à l’université de Strasbourg, où il acheva ses études de droit et gagna ses diplômes, il se livra avec ferveur à l’étude des sciences naturelles, en même temps qu’il s’initiait, sous la direction de Herder, très jeune encore et déjà célèbre, à l’étude des idées littéraires dans leurs rapports avec les mœurs et à la philosophie de l’art. Il relut avec lui la Bible, Homère, Shakspeare ; il apprit à interpréter le langage symbolique de l’art allemand au moyen âge ; il remonta aux origines des civilisations ; il commença à distinguer la poésie artificielle de la poésie naturelle, celle qui n’est que le résultat des règles et des conventions de celle qui jaillit du cœur de l’homme touché par la réalité, sollicité par la vie. Toute cette période de la vie de Goethe, qui suivit son départ de Strasbourg, est presque exclusivement consacrée à l’art. Sa philosophie d’illuminé fut quelque peu éclipsée et obscurcie par la splendeur de la nature vivante, qui fit irruption dans son âme et de là jaillit au dehors en magnifiques inspirations. C’est l’heure décisive du poète et de l’artiste, c’est le printemps de son génies c’est ce divin moment où tout éclôt à la fois dans cette âme, la poésie et l’amour, où s’ébauchent dans sa pensée les premières scènes de Faust, où s’achève le grand drame de l’Allemagne au moyen âge, Goetz de Berlichingen, où les Souffrances du Jeune Werther vont éclater au grand jour, où tant de merveilleux petits poèmes et de Lieder d’une naïveté pleine d’art prennent leur volée à travers la patrie émue, et se répandent d’échos en échos comme la voix enchantée de la jeunesse et de l’Allemagne nouvelle.