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— Doña Flora ? interrompis-je.

— Nommez-la comme vous voudrez, répliqua vivement Emma ; moi, je l’appelle la Panthère noire, comme l’a surnommée cette dame qui parlait d’elle hier au dîner… Quel regard, mon Dieu ! et quelle couleur de peau !

— Il y a en elle du type océanien ; sa mère devait être une Tagale, répondis-je timidement.

— Il paraît que vous avez l’habitude de vivre avec ces sortes de gens, dit à son tour Mme Legoyen ; vous avez causé tous les deux comme si vous vous connaissiez de longue date. Cette pauvre fille n’a donc reçu aucune éducation ?

— Son oncle fera bien de la reconduire au plus vite dans les déserts d’où elle est sortie, reprit Emma, car elle serait tout à fait impossible dans ce pays-ci.

— En vérité, mademoiselle Trégoref, vous êtes impitoyable ! répliquai-je avec vivacité ; elle admirait l’éclat de votre teint, elle a dit sur vous et sur votre sœur des choses charmantes, et vous l’accablez de vos sarcasmes…

— Ah ! ah ! répondit Emma en s’efforçant de rire, je suis bien sensible à ses complimens…

— Allons, brisons là, interrompit Mme Legoyen ; Albert finirait par se tourner contre nous : il lui faut de l’étrange, de l’impossible, tout ce qui ne ressemble à rien. Quelques paroles échangées avec cette jeune personne habillée comme une fée des Mille et une Nuits ont suffi à exalter son imagination. Il nage en plein Orient ; il est parti pour l’Océanie sur l’aile de ses rêves, à la suite de Mlle Flora.

L’impatience me gagnait, il allait m’échapper quelque réponse un peu vive malgré tout le respect que je devais à Mme Legoyen. Par bonheur, je parvins à me contenir en me souvenant que le meilleur moyen de triompher des colères féminines, c’est de battre en retraite et de s’avouer vaincu.

— Ma chère cousine, dis-je à Mme Legoyen, vous vous trompez ; je suis en France de cœur et d’âme, je suis chez vous, où je trouve un accueil plein d’affection, sous le toit hospitalier de votre beau château, où votre excellent mari m’a reçu comme un frère. Je vous en conjure, mademoiselle Trégoref, venez à mon secours, prenez ma défense.

Emma me regardait d’un air surpris, croyant que je me moquais d’elle ; mais, lorsqu’elle vit que je n’avais aucune envie de plaisanter, elle se prit à rire, et, parodiant les paroles d’un opéra bien connu, elle répéta, les mains jointes, d’un ton tragique : Grâce ! grâce pour lui !…

— Eh bien ! soit, repartit sa sœur, grâce pour Albert et aussi