Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/1005

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour les habitans de La Marsaulaie que nous venons de traiter d’une façon peu charitable… C’est égal, mon cher Albert, vous auriez dû rester dans les îles, vous étiez fait pour y vivre.

Décidément j’avais commis une faute énorme qui achevait de me perdre dans l’esprit de Mme Legoyen et dans celui de sa sœur. Passe encore de manquer de galanterie, de mal jouer le whist, d’oublier de faire un compliment à propos ; mais se montrer empressé auprès d’une jeune fille au costume étrange, aux manières excentriques ! Les dernières paroles de Mme Legoyen contenaient tous ces reproches et bien d’autres encore. Si je l’avais osé, j’aurais répondu : Tant pis pour vous si vous ne voulez rien accepter de ce qui sort du cadre étroit dans lequel vous vivez ! Malgré votre gentillesse, Emma, vous ressemblez à ces petits oiseaux qui se contentent de sautiller de branche en branche, comme s’ils n’avaient pas d’ailes !… Cette autre que vous méprisez a de l’envergure ; elle sait voler et planer dans les régions où vous ne pouvez la suivre. — Tandis que je formulais au dedans de moi-même ces phrases hardies que les convenances m’empêchaient de prononcer, la voiture, sortie des chemins de traverse, débouchait sur la grand’route. Jean donna un coup de fouet à ses chevaux, qui prirent le petit galop. On eût dit que le digne cocher avait hâte de nous arracher à la terre d’Égypte pour nous ramener dans celle de Chanaan.


II

Pourquoi donc, au lieu de s’en tenir à la surprise et de chercher à se rendre compte de l’étrangeté des manières de Flora, Mme Legoyen et sa sœur s’étaient-elles mises immédiatement en état d’hostilité vis-à-vis de la jeune créole ? Pourquoi railler sans pitié cette créature simple de cœur, ignorante de nos usages et si parfaitement inoffensive ? Je ne pouvais le comprendre, et je sentais croître en moi mes sympathies pour Flora. En quelques instans d’une conversation rapide, j’avais abordé avec elle les sujets qui occupaient toujours mon esprit et qu’on ne traitait jamais à La Ribaudaie ; nous avions parlé des régions tropicales, de ce monde prodigieux où l’œil ne se fatigue point d’admirer les splendeurs du paysage. Naturellement je retombai dans mes rêveries, et le visage de Mme Legoyen prit cet air grave qu’elle affectait volontiers quand elle voulait paraître mécontente. Mlle Trégoref passait de longues heures à son piano ; c’est le refuge des jeunes filles qui veulent rester à l’écart et dédaignent de parler. Nous menions donc à La Ribaudaie une existence un peu triste. L’harmonie entre nous était troublée sans que rien semblât changé dans notre situation respective. De