Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/1012

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et mon rival n’était point le dernier à s’en apercevoir. Très habitué aux usages du nonde, doué de cette perspicacité qui empêche d’être dupe d’aucune illusion, l’oncle de Flora avait deviné mon inexpérience et compris la sympathie secrète qui m’attirait vers sa nièce. Il ne lui échappait pas non plus que cette sympathie naïvement manifestée choquait Mme Legoyen et m’éloignait de sa sœur. Je ne pouvais être un obstacle sérieux à ses projets ; pour prendre la place que je ne savais pas garder, il lui suffisait de me pousser doucement du coude et de me laisser causer tout à mon aise avec sa nièce. L’importance que M. de Rogariou acquérait aux yeux des Legoyen m’était désagréable ; en lui faisant un accueil si empressé, ma cousine semblait me dire : « Vous n’êtes qu’un niais, Albert ; voilà comme on s’y prend quand on sait vivre ! » Mon parti était bien arrêté de quitter La Ribaudaie avant la fin de l’été ; mais il m’en coûtait tant de dire à Flora un adieu éternel que je restais, remettant de semaine en semaine ce départ redouté.

Plus je reculais, et plus il me devenait difficile de prendre un parti ; peut-être même était-il trop tard. Lorsque Flora venait à La Ribaudaie avec son oncle, nous nous isolions dans un monde à part ; ce que nous disions n’intéressait personne, et nous demeurions indifférens à ce qui se disait autour de nous. On riait de ce qu’on appelait notre enfantillage, comme si toute conversation qui n’a pas pour sujet un fait précis ne pouvait être qu’un bavardage sans portée. Il est vrai que nos entretiens ressemblaient un peu au vol de l’hirondelle, courses vagabondes, rapides évolutions entremêlées de gazouillemens joyeux. Ces causeries ne m’ennuyaient jamais, et pourtant l’éducation de Flora avait été fort négligée ; elle savait bien peu de ce que l’on apprend dans les livres. En revanche, il n’échappait point à cette créole ignorante de ces phrases banales que tant de jeunes filles bien élevées laissent tomber nonchalamment quand elles rêvent à leur toilette du lendemain. Il y avait en elle la sensibilité ardente qui jamais ne sommeille, l’élan du cœur qui ne permet point à l’égoïsme de se cacher sous le masque de la pruderie. Cependant l’été avançait ; on était aux premiers jours d’août. Il me fallait prendre congé des Legoyen et aussi interrompre à ses débuts ce roman d’un jour si bien commencé. Plus que jamais j’allais me trouver lancé dans cette vie de solitude inoccupée qui me forçait à courir au hasard sur terre et sur mer. Cette perspective n’était pas pour moi sans amertume : non pas que je fusse las de cette existence vagabonde qui m’avait plu si longtemps ; mais l’idéal pour moi eût été de la mener à deux… Mes tristesses n’échappaient point à Mme Legoyen ; toutefois ses bons procédés à mon égard ne se démentaient pas un instant, et jamais elle ne m’adressait une question. Quant à sa sœur