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Emma, toujours gaie, toujours gracieuse, elle semblait exclusivement occupée de sa toilette. Je ne surprenais en elle ni mélancolie, ni trouble, ni émotion ; elle se montrait toujours la même : affable, souriante, enchantée d’être jolie.

Un jour que M. de Rogariou et sa nièce déjeunaient à La Ribaudaie, il se produisit un de ces incidens qui dénouent les situations les plus compliquées. Nous étions à table depuis une heure environ. Bien décidé à m’expliquer avec Flora sur la nécessité où je me trouvais de quitter le pays, j’attendais impatiemment que mon cousin Legoyen se levât de table ; mais il mangeait beaucoup et longuement. Cherchant en moi-même comment aborder ce grave sujet d’une séparation éternelle, je tenais mes yeux dirigés sur les pelouses du parc. Derrière un massif, j’aperçus la blouse bleue du facteur rural qui suivait la grande allée et marchait d’un pas fatigué. La vue de cette blouse bleue à collet rouge me cause toujours un tressaillement involontaire. Que va-t-il sortir de cette boîte de Pandore qui contient l’inconnu avec toutes ses inquiétudes ? Malgré moi, je reportai mes regards sur M. Legoyen, qui offrait à ses convives les riches productions de son verger : il était radieux ! Le domestique entra et lui remit une lettre.

— En vérité, s’écria-t-il, j’ai bonne envie de dire, moi aussi : A demain les affaires sérieuses !

— Pas de façon avec nous, je vous en prie, répondit M. de Rogariou ; décachetez et lisez.

— Vous le permettez, mon cher voisin ? répliqua M. Legoyen.

Et il se mit à parcourir la lettre. A mesure qu’il lisait, sa physionomie passait du rouge foncé au blanc mat. Mme Legoyen, craignant que son mari ne se trouvât mal, se leva de sa place et courut vers lui. Emma devint tremblante, je sentis une sueur froide mouiller mon front. Flora et son oncle gardaient le silence. Il y eut un moment d’une indicible anxiété ; nous étions comme des gens surpris par l’éclair qui baissent la tête en attendant la foudre qui va fondre sur eux.

— Tous les malheurs se réunissent pour m’accabler, dit enfin M. Legoyen d’une voix altérée ; hier j’étais riche, aujourd’hui me voilà ruiné, mais l’honneur est sauf !… Une maison étrangère avec laquelle je faisais de grandes affaires a manqué ; un de mes navires richement chargé a péri en rade du cap de Bonne-Espérance par la faute du capitaine, et les assurances refusent de payer… Enfin deux autres de mes bâtimens, qui reviennent d’un long voyage en ne me rapportant que des pertes, sont signalés au bas de la Loire. Telles sont les nouvelles que je reçois par le courrier de ce matin.

— La révolution m’avait mis plus bas que vous n’êtes, monsieur,