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émotion trop poignante. Je souhaitais ardemment que mon cousin pût se relever de sa ruine ; mais qu’il fallût pour l’y aider m’éloigner de Flora, mon héroïsme n’allait pas jusque-là. Douloureusement surpris, je me tournai vers celle-ci ; elle me faisait signe de la tête en disant : — Bien, bien, tout va au mieux !

— Pas pour moi, répondis-je ; mais elle se rapprocha de mon cousin Legoyen, qui portait sa main à son front et continuait ses calculs.

— Monsieur le vicomte, dit enfin le négociant, il me reste encore quelques navires dont la vente forcée ne me rapporterait que le tiers de ce qu’ils valent ; si je puis les garder et faire de nouveaux arméniens, ces débris de ma fortune serviront à me sauver d’une ruine complète…

— Vous voyez bien, s’écria Flora, tout n’est pas perdu !… Embrassez-moi donc, madame Legoyen. Ce château, ce parc, ces biens, que vous sentiez s’échapper de vos mains, ils ne vous seront pas ravis… La chose est convenue, n’est-ce pas ? mon oncle.

M. de Rogariou eût préféré acheter à beaux deniers comptans la belle terre de La Ribaudaie, qu’il ne pardonnait pas à la révolution de lui avoir enlevée. Cependant il ne rejeta pas l’occasion qui s’offrait à lui de sauver la dot de Mlle Trégoref et de confier ses capitaux aux mains d’un négociant d’une probité reconnue. Il s’enferma avec M. Legoyen et sa femme dans un cabinet situé au premier étage du château, et là ils se mirent à conférer tous les trois. Emma, fatiguée par les émotions qui l’avaient assaillie, serra une fois encore la petite Panthère noire sur son cœur et se retira. Demeuré seul avec Flora, j’éprouvais le besoin de m’expliquer avec elle sur mes projets de départ et aussi sur les paroles qu’elle venait de prononcer ; mais son caractère impétueux ne lui permit pas d’écouter mon discours, dès le premier mot elle m’interrompit.

— Monsieur Desruzis, j’ai une question à vous faire : vos parens ont-ils joué un rôle dans cette affreuse révolution à laquelle mon oncle a gardé des rancunes implacables ?

— Le rôle que mes parens ont joué dans la révolution a été celui de victimes, répondis-je.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, le dernier obstacle est levé ; vous pouvez maintenant lui parler hardiment.

— De quoi ? — allais-je dire dans la naïveté de mon âme ; mais je m’arrêtai, et troublé jusqu’au fond du cœur : — Oh ! Flora, lui dis-je d’une voix émue, vous êtes un trésor de bonté… La famille Legoyen vous devra son salut, et moi je vous devrai mon bonheur…

— En vérité, reprit-elle, je ne puis supporter les minauderies des femmes de ce pays-ci… Elles font toujours semblant de ne pas vouloir ce qu’elles désirent ; il m’a fallu brusquer les choses… Et vous-