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rain ses devoirs envers son pays ; mais, plus éclairé, plus prévoyant, plus politique, il comprit à temps qu’il fallait opter, et par là il sauva les Pays-Bas en se sauvant lui-même.

L’histoire ne présente peut-être pas un plus grand caractère, ni une nature morale plus élevée. Sous ce dernier rapport, ce n’est pas, je crois, aller au-delà de la vérité que de dire qu’il égale Washington, et très certainement il est supérieur à son illustre descendant Guillaume III, qui, un siècle après, devait joindre à la gloire de sauver à son tour la Hollande celle de délivrer l’Angleterre et de rétablir l’équilibre de l’Europe. Sans doute il ne fut pas donné à Guillaume le Taciturne d’accomplir d’aussi grandes choses. Simple particulier au début de sa carrière, longtemps errant comme un rebelle vaincu, comme un proscrit dont la tête était mise à prix et les biens confisqués, il fut exposé à de bien plus dures épreuves que son arrière-petit-fils, né dans une condition presque royale et placé dès sa première jeunesse à la tête d’un gouvernement régulier. Pour surmonter ces épreuves, pour ne pas se laisser abattre pendant une longue série d’années où la fortune parut se plaire à déjouer tous ses efforts, à donner de cruels démentis à ses espérances les mieux fondées, il eut besoin d’une force morale que le courage le plus héroïque et la plus ardente ambition ne lui auraient pas donnée, et dont on ne peut trouver le secret que dans le profond sentiment du devoir. Bien des fois il eût pu croire que sa grande entreprise avait définitivement échoué. Comme cela ne manque jamais d’arriver dans les crises révolutionnaires un peu prolongées, le découragement gagnait autour de lui ceux même qui s’étaient dans le principe montrés les plus dévoués. Les défections se multipliaient, des provinces entières se replaçaient sous le sceptre de Philippe II. En de telles conjonctures, combien d’autres auraient cru avoir assez largement payé leur dette à la patrie pour avoir le droit de cesser une lutte dans laquelle ils n’étaient plus soutenus ! Combien eussent accepté les propositions que le gouvernement espagnol lui fit parvenir à plusieurs reprises pour lui assurer hors de son pays une grande et honorable existence ! Il fut inébranlable. De même que dans les premiers temps il n’avait pas fondé une confiance exagérée sur l’enthousiasme des populations insurgées, de même plus tard, lorsque cet enthousiasme, amorti ou éteint par le temps, l’expérience et la mauvaise fortune, eut fait place à un désenchantement, à un découragement non moins excessifs, il ne désespéra pas, comprenant que la détestable politique des Espagnols, leur intolérance, leur incorrigible mauvaise foi, leur implacable cruauté, ranimeraient tôt ou tard dans les Pays-Bas le patriotisme et l’esprit d’indépendance. Et ce qui rend plus admirable encore cette invincible persévérance, c’est qu’elle ne lui était