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Cette occupation était parfaitement légitime et fructueuse lorsqu’il l’appliquait à son perfectionnement dans d’autres arts ou dans la science[1]. Dans la suite, l’habitude qu’il avait de dessiner lui servit plus d’une fois pour saisir avec son crayon la forme idéale de la plante ou de l’animal que la réalité mobile et fuyante ne lui offrait nulle part, et que son imagination, s’aidant de nombreuses expériences et de savantes comparaisons, essayait de ravir, par une sorte de divination, à la mystérieuse nature. L’art plastique devint pour lui non plus un but, mais un moyen.

Le but de sa vie, en dehors de la poésie, ne fut plus que la science. C’est par elle qu’il tenta de s’assimiler le monde extérieur aussi complétement que cela est possible à l’homme. Et de fait la vraie conquête de la nature sur l’homme ne s’opère que par la science. Toutes les autres manières de s’en emparer sont plus ou moins illusoires et précaires. L’art, même l’art plastique, ne la saisit que pour la transformer c’est une création nouvelle, dont la première est l’occasion et le thème. La science seule, tout en ayant l’air de la détruire par l’analyse, en réalité la livre entièrement à l’homme, qui la recompose dans sa pensée, non plus par un jeu plus ou moins poétique d’imagination, mais par un travail régulier de synthèse. Le savant, après avoir observé et comparé les phénomènes, après les avoir généralisés en lois, tient véritablement dans sa main quelques-uns des principaux ressorts de la nature. Il voit devant lui non plus une brillante apparence, un tumulte de faits, mais un ensemble de forces dont il a pénétré les actions et les réactions réciproques, dont il a saisi l’harmonie, dont en une certaine mesure il dispose. Connaître la nature, c’est la seule manière de la posséder.

Cette connaissance a ses limites sans doute Goethe le sait, mais des limites mobiles qui reculent continuellement devant l’effort de l’homme. L’illusion de la métaphysique est de vouloir s’élancer par la pensée au-delà de ces bornes. La science positive se contente, en tout ordre de réalités, d’arriver à un phénomène-principe, auquel se suspend toute la chaîne des phénomènes secondaires. Aristote avait dit, après Platon, que l’étonnement est le commencement de la philosophie. A peu près dans le même sens, Goethe disait « La situation d’esprit la plus élevée, c’est l’étonnement, » sans doute par opposition à cette situation vulgaire et basse d’intelligence où l’on accepte les phénomènes sans même les remarquer. L’ignorance étonnée est déjà un progrès sur l’ignorance qui ne s’étonne de rien. Le second état, l’état scientifique, c’est celui où

  1. Conversations avec Eckermann, t. 1er, p. 176, t. II, p. 132.