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voyais un tableau, et ce qui me frappait, ce qui me charmait, je voulais le retenir par le dessin. Tout me manquait pour cela; cependant je m’obstinais à vouloir, sans aucun procédé technique, imiter les choses les plus admirables. Par là je m’accoutumais, il est vrai, à fixer les objets avec une grande attention; mais je ne faisais que les saisir dans l’ensemble, le détail échappait à mon crayon inexpérimenté[1]. » Quand il parle ainsi de ses efforts inhabiles dans les arts plastiques, il les rapporte à cette période de ses premiers chagrins d’amour, de ses loisirs rêveurs à Francfort, après une première aventure de cœur, d’où il était sorti mécontent de lui-même et châtié par une étrange humiliation. Déjà, dans sa seizième année, il allait demander des consolations à la grande nature, il essayait de surprendre ces belles formes qui ravissaient son génie adolescent; mais il avoue lui-même qu’il ne réussit jamais que médiocrement dans cet art malgré des efforts prolongés. Il accuse de bonne grâce, sinon sans regret, la lenteur de ses progrès, l’hésitation de sa manière, le manque général de vigueur dans ses dessins. Il avait le sentiment juste et délicat du pittoresque des sites, de la beauté des formes, de la distribution de la lumière et de l’ombre; mais il était inhabile à rendre tout ce qu’il sentait si bien. Les illusions qu’il essayait de se faire ne se prolongèrent pas au-delà de son voyage en Italie, qui fut pour lui comme une révélation du grand art dont il n’avait que le vague et puissant instinct. Quand il eut visité les principales œuvres qui font de ce beau pays un musée, étudié les lignes de la statue antique, vécu à Rome dans les calmes extases qu’il a si bien décrites, en face de ce buste de Jupiter Olympien qu’il avait placé devant son lit, afin que l’image du dieu frappât ses premiers et ses derniers regards, et mît même dans ses rêves l’empreinte de la beauté, — après de longues journées passées à contempler la grande peinture italienne et les œuvres des maitres, son parti fut pris et le sacrifice de ses illusions consommé. Il reconnut « que sa tendance vers la pratique des arts plastiques était erronée, » et il n’insista pas contre l’évidence. Tous ses efforts cependant n’avaient pas été perdus. L’œil du poète et du savant s’était exercé à saisir sous tous ses aspects la nature sensible. Goethe avait raison de dire que, lorsqu’il s’occupait de dessin ou de peinture pour devenir peintre, il suivait une voie fausse, qui eût pu devenir funeste, s’il s’y était trop longtemps obstiné; mais il constatait en même temps qu’il devait de nombreuses et très précieuses connaissances à l’habitude prise par ses yeux de regarder les objets avec attention, dans leurs détails et dans leur ensemble.

  1. Vérité et Poésie, traduction Porchat, p. 194.