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souvenant de ces injustices et de ces mécomptes, Goethe revenait plus tard sur la pédanterie inhospitalière de la fausse science Il l’expliquait ainsi « Les questions scientifiques sont très souvent des questions d’existence. Une seule découverte peut faire la célébrité d’un homme et fonder sa fortune sociale. Voilà pourquoi règnent dans les sciences cette rudesse, cette opiniâtreté, cette jalousie des aperçus découverts par les autres. Dans l’empire du beau, tout marche avec plus de douceur; les pensées sont toutes plus ou moins une propriété innée, commune à tous les hommes; le mérite est de savoir les mettre en œuvre, et il y a naturellement là moins de place pour la jalousie. Mais dans les sciences la forme n’est rien; tout est dans l’aperçu découvert. Il n’y a là presque rien de commun à tous; les phénomènes qui renferment les lois de la nature sont devant nous, comme des sphinx immobiles, fixes et muets; chaque phénomène expliqué est une découverte, chaque découverte une propriété. Si on touche à une de ces propriétés, un homme accourt aussitôt avec toutes ses passions pour la défendre. Mais ce que les savans regardent aussi comme leur propriété, c’est ce qu’on leur a transmis et ce qu’ils ont appris à l’université. Si quelqu’un arrive apportant du nouveau, il se met en opposition par là même avec le credo que depuis des années nous ressassons et répétons sans cesse aux autres, et menace de renverser ce credo; alors tous les intérêts et toutes les passions se soulèvent contre lui, et on cherche par tous les moyens possibles à étouffer sa voix. On lutte contre lui comme on peut on fait comme si on ne l’entendait pas, comme si on ne le comprenait pas; on parle de lui avec dédain, comme si ses idées ne valaient pas la peine d’être examinées, et c’est ainsi qu’une vérité peut très longtemps attendre pour se frayer son chemin[1]. » Ce fut toujours là le point vulnérable, sensible jusqu’à l’irritation, parfois cicatrisé, jamais guéri, de cette âme, si fière d’ailleurs et si forte.

Cependant, en attendant le succès de sa doctrine de la métamorphose et comme consolation inespérée des mécomptes du présent, Goethe rencontra l’amitié de Schiller qu’il dut précisément à ses travaux de naturaliste. Ce fut en 1794 que se fit cette rencontre, qui eut dans sa vie intellectuelle l’importance d’un événement. « Au milieu de ce pénible conflit tous mes désirs, toutes mes espérances furent dépassés par mes relations avec Schiller, qui prirent alors naissance, et que je puis regarder comme le plus grand bonheur qui me fût réservé dans mon âge mûr. J’en eus l’obligation à mes travaux sur la métamorphose des plantes, par lesquels furent écartés

  1. Conversations, t. 1er, p. 75.