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caractère la réalité sans forme et la distinguer des chimères qui s’imposent vivement à nous avec une certaine réalité. » Cet empirisme peut se résumer ainsi la contemplation des grandes lois générales pressenties par la raison, confirmées par l’expérience.

Goethe voyait un des beaux modèles de l’esprit synthétique dans Platon, dont il devinait le génie par une sorte d’affinité à travers les siècles plutôt qu’il ne le connaissait avec précision. Pour échapper à la diversité infinie, au morcellement et à la complication des sciences naturelles telles qu’elles ont été faites par les modernes, pour se réfugier dans la simplicité, il faut toujours se poser cette question « Comment Platon aurait-il procédé en présence de la nature telle qu’elle nous apparaît aujourd’hui dans la diversité plus grande qu’elle déploie, nonobstant son inaltérable unité[1]? » L’auteur du Timée s’offrait à lui comme un des esprits les mieux faits « pour s’identifier avec la nature par l’intelligence et le sentiment, » tandis qu’Aristote ne se l’appropriait que par l’observation, et encore, dit-il, par une observation précipitée qui passe immédiatement des phénomènes à l’explication, « ce qui amène des décisions théoriques tout à fait insuffisantes. »

Mais c’est surtout dans Geoffroy Saint-Hilaire et dans Cuvier que se sont révélés avec éclat les dissentimens profonds qui séparent ces deux races éternelles d’esprits. Le savant qui analyse, nous dit Goethe dans un parallèle très étudié, a besoin d’une perspicacité si subtile, d’une attention si persévérante et si soutenue, d’une telle habileté à apercevoir les plus petites nuances dans la forme des organes et d’une telle lucidité intellectuelle pour bien déterminer ces différences, qu’on ne peut trop lui reprocher d’être fier de son travail. Il n’est pas disposé à partager la gloire ainsi acquise avec un savant qui en apparence a simplifié et facilité de beaucoup ce travail, et qui veut atteindre comme d’un bond au but que l’on ne touche qu’à force de fatigues, de peines, d’assiduité et de persévérance. Le savant qui part de l’idée croit de son côté pouvoir être fier d’être arrivé à une large conception sous laquelle doivent venir peu à peu se ranger et s’ordonner toutes les expériences; il vit avec la pleine certitude que chaque fait isolé viendra confirmer la vérité générale qu’il a exprimée d’avance. Le savant qui distingue, qui différencie, qui fait tout reposer sur l’expérience, ne veut pas accorder que dans l’ensemble se trouve une vue, un pressentiment de l’individuel; il déclare clairement qu’il y a prétention insupportable et présomption à vouloir saisir et connaître ce que l’on ne voit pas avec les yeux, ce que la main ne peut toucher.

  1. Pensées, traduction citée, t. Ier, p. 501-506.