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tution privilégiée, et qu’elle n’est pas une institution oppressive. C’est une sorte d’association libre qui impose d’étroites obligations à ses membres, qui exige qu’ils les remplissent tant qu’ils en font partie, mais leur permet toujours de s’y soustraire en reniant ses doctrines.

N’est-ce pas là une transformation remarquable? N’est-il pas curieux de voir comment l’esprit moderne peut conserver les coutumes et les traditions du passé, et la démocratie se mouler dans les formes de la féodalité? Voilà un privilège séculaire qui se trouve, sans révolution violente, sans ruines, sans désordres, par la seule intervention de deux idées nouvelles, celle de l’indépendance individuelle et celle de la liberté de conscience, transformé en usage à peu près semblable au système américain des contributions volontaires. Ainsi, tandis que le nom effraie encore nos préjugés modernes, ce pays jouit en réalité d’une liberté religieuse inconnue chez nous. Chacun y paie, sans contrainte, l’exercice de son propre culte, sans qu’une loi d’oppression uniforme impose également à tous, sous prétexte d’impartialité, l’entretien de cultes indifférens ou hostiles.

L’usage d’ailleurs vaut encore mieux que l’institution. Il est presque sans exemple que jamais action soit intentée par le prêtre pour le paiement du vingt-sixième qui lui est dû. Le prêtre canadien n’est pas, comme le clergyman anglais, un gentleman raffiné qui a besoin d’un gros revenu pour vivre; c’est un fils de paysan vivant de peu, remettant la taxe aux pauvres qui ne peuvent la payer, consacrant les trois quarts de son revenu à des charités ou à des travaux utiles. Le clergé n’est pas ici une aristocratie oisive qui dépense somptueusement ses dotations, c’est un agent civilisateur actif, aussi occupé de la prospérité matérielle des fidèles que de leur progrès moral. La plupart de ces colonies, qui chaque année reculent la limite des terres habitées en faisant tomber les forêts de quelque canton nouveau, sont fondées, stimulées, soutenues par les prêtres. La civilisation avance non point par trouées hardies dans la solitude, comme à l’ouest des États-Unis, mais par une lente et continuelle inondation. Le colon de la Nouvelle-Angleterre défriche, bâtit, cultive, et s’en va plus loin, après avoir vendu, recommencer son entreprise aventureuse. Celui du Canada meurt la plupart du temps où il a vécu, sur la terre que ses mains ont aplanie; mais à chaque génération nouvelle il se fait un mouvement en avant et un pas de plus vers la conquête agricole qui se poursuit avec les siècles à chaque génération, il se peuple un rang de paroisses nouvelles. Le mot d’ordre du clergé et du parti français est de s’emparer de la terre, d’arrêter l’émigration aux États-Unis, de développer la population canadienne, de grossir en un mot la nationalité menacée