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main, ils avaient passé la frontière et cherché l’abri de la neutralité canadienne. Ni la police, ni la loi, ni la main même des habitans, ne pouvaient les atteindre au-delà de cette barrière idéale élevée par la foi des peuples. Leur brigandage s’était préparé sur la terre canadienne ils y recélaient maintenant leur butin et leur impunité mais le gouvernement des États-Unis avait le droit de la plainte, et il s’unit aux victimes pour demander justice.

On hésite à la lui rendre. Il paraît maintenant avéré que ces pirates ne sont pas des voleurs vulgaires, que ce sont de véritables rebelles envoyés du sud, commandés par des officiers de l’armée confédérée, et agissant d’après leurs ordres officiels. Une lettre récente du fameux émissaire de la rébellion George Saunders, l’ami et le confident intime de l’archi-rebelle (comme appellent Jefferson Davis dans leur style biblique les journaux yankees), et qui, depuis la comédie pacifique de Niagara, est resté sur la frontière du nord le grand organisateur des conspirations et des pirateries[1], atteste qu’en vérité les prétendus malfaiteurs de Saint-Albans sont de loyaux serviteurs du gouvernement de Richmond. Eux-mêmes se vantent de leur brigandage comme d’un glorieux fait d’armes et d’une juste représaille des dévastations du général Sheridan dans la vallée de la Shenandoah. Une faction nombreuse les soutient et applaudit à leur audace. Il ne manque pas au Canada de gens qui croient faire acte de patriotisme en prenant chaudement leur parti. Ils n’en sont pas moins aux mains de la justice, enfin réveillée de son indulgence, et, quoique défendus par les premiers avocats du pays, ils courent grand risque d’être pendus. La justice canadienne ne pourrait leur faire grâce sans justifier les imputations des Américains et encourir aux yeux de l’Europe un grave soupçon de complicité.

Puisque j’ai prononcé le nom du général Sheridan, laissez-moi vous dire un mot de sa nouvelle victoire. Il a fait l’autre jour une chose que les historiens ne manqueraient pas d’appeler un prodige, si elle était l’œuvre d’Alexandre ou du grand Condé. Son armée était en déroute, lui-même à vingt lieues de là. On l’appelle, il accourt; il entend la canonnade, il arrive haletant, et, pour employer une phrase classique, « par sa seule présence étonne l’ennemi. » Le fait est qu’en une heure il avait retourné la victoire, et que le gouvernement de Washington n’a pas eu moins à se glorifier que celui de Richmond.

Cet héroïque Sheridan, le plus heureux et déjà presque le plus populaire des chefs de l’armée fédérale, n’a pas encore trente ans.

  1. C’est le même M. Saunders, soupçonné depuis de complicité avec les assassins du président Lincoln, et dont l’arrestation, non la tête (comme l’ont dit certains déclamateurs plus ou moins naïvement aveugles), a été mise à prix par le président Johnson.