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Ce qu’on ne sait pas assez, ce sont les droits exorbitans que l’usage et la loi confèrent aux ingénues qui se plaignent qu’on ait surpris leur vertu. On ne leur répond pas par l’axiome légal : nemo auditur turpitudinem suam allegans. Au contraire on leur fait gloire d’un aveu qui, dit-on, relève leur honnêteté, et qui certainement prouve leur sagesse; on n’exige d’elles aucune réserve hypocrite, aucune pudeur fausse et outrée. Si elles ont été faibles, au moins ont-elles le courage et le bon sens de tirer parti de leur faiblesse. Tantôt c’est un riche habitant de Chicago traduit en justice par une jeune et entreprenante lady qui lui demande, le couteau sur la gorge, le mariage ou vingt mille dollars. Elle raconte que le roman s’est passé dans un sleeping-car du chemin de fer de Chicago à Détroit. On rencontre çà et là sur les chemins, dans les bateaux, dans les auberges, de ces voyageuses hardies qui cherchent fortune manière comme une autre de chasser au mari. Tantôt c’est un pauvre ouvrier allemand qui dans un bal de barrière s’est montré d’une galanterie un peu trop vive pour une des dames patronnesses de l’endroit. Le lendemain, arrêté, accusé par cette fille, condamné enfin pour séduction à une grosse amende, il ne se tire d’affaire qu’en promettant de remplacer les dommages-intérêts qu’il ne peut payer par une rente prélevée sur son salaire. Tantôt c’est une vaillante et innocente héroïne qui, trompée, trahie, délaissée pour une autre, donne un dernier rendez-vous à son séducteur, et le tue d’un coup de pistolet à bout portant son procès n’est qu’un long triomphe; elle est acquittée, acclamée, célébrée partout.

Rien n’est si frappant dans tout l’ouest que ces immunités, cette hautaine domination des femmes. Le voyageur, dans les auberges, peut encore donner des ordres aux serviteurs mâles quand leur fierté démocratique se révolte, le dollar les apaise vite; mais qu’il se garde bien de rien demander aux servantes ce sont des ladies, et elles le lui font rudement sentir. Il y a quinze ans, dans ces colonies nouvelles, les femmes étaient encore, comme à présent en Australie ou dans les territoires récemment peuplés du Pacifique, des objets rares et disputés[1] on faisait tout pour les obtenir, on avait pour elles une sorte de culte grossier et farouche. Elles en profitaient, comme de raison, et mettaient à haut prix leur conquête. Aujourd’hui le progrès de la population, la guerre surtout

  1. Dans la Nouvelle-Angleterre, la population féminine surpasse au contraire la population mâle. Tout dernièrement, le gouverneur du territoire de Washington, dans la région du Pacifique (qu’il ne faut pas confondre avec le district de Colombie), envoya deux délégués à Boston négocier avec le gouverneur Andrew l’importation sur le territoire de six cents femmes et filles du Massachusetts destinées aux travaux domestiques. Un bateau à vapeur frété par le territoire devait les prendre sur le quai de Boston on leur promettait de gros salaires et des maris assurés.