Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/238

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui dévore tant d’hommes, ont rétabli une plus juste proportion. Les femmes pourtant n’ont rien rabattu de leur morgue, ni rien perdu de leurs privilèges ce sont des êtres dangereux et tyranniques qui tiennent notre liberté et notre vie même à leur discrétion. La loi veut qu’un seul témoignage oblige le juge, et que l’accusateur puisse en même temps être témoin. Vous sentez l’immense pouvoir qu’elle donne aux imposteurs de tout genre qui veulent vous perdre. Si ce droit n’est pas réservé, comme ailleurs, aux seuls agens du pouvoir et appartient indifféremment au premier venu, ce n’est là, vous me l’avouerez, qu’une bien maigre consolation. Enfin, si l’on sondait une à une toutes les plaies morales de la société américaine, on les trouverait aussi laides que les nôtres; mais nous sommes un corps vieux et malingre que les maladies épuisent; l’Amérique au contraire est pleine de jeunesse et de sève, et sa robuste nourriture l’entretient dans un état de vigueur et de santé générales en dépit de ses corruptions.

En somme, les Américains ont de grandes vertus que je ne veux pas méconnaître. Laborieux, inventifs, intrépides, ils n’ont aucun des vices qu’engendrent la misère et l’oisiveté. Ils n’ont rien du petit voleur mendiant à l’occasion, qui tantôt dit des patenôtres, tantôt prend le mouchoir dans les poches. Ils ont un souverain mépris pour les petits moyens, les petits mensonges et les petites lâchetés. Cela tient surtout aux circonstances où la nature les a placés. L’Amérique est le seul pays moderne où, dans tous les sens, au propre et au figuré, l’homme ait de l’espace devant lui, le seul où il n’ait pas besoin, comme dans nos sociétés anciennes et encombrées, de vivre en parasite sur la richesse d’autrui. On y respecte la propriété, parce qu’elle y est à la portée de tous avant de songer à dépouiller le voisin, il y a des conquêtes plus faciles et plus fécondes à faire sur le domaine de la nature inoccupée. On y est généreux, parce qu’au lieu de tourner dans un cercle étroit et de s’épuiser à des luttes stériles, on pousse en avant sans prendre garde à ce qu’on laisse tomber derrière soi. Quand je compare les habitudes si larges des Américains à nos mœurs défiantes et chicanières, il me semble voir d’un côté un coureur hardi qui s’allège pour atteindre plus vite le but désiré, de l’autre un flâneur qui s’arrête pour ramasser tous les cailloux de la route. L’un est affairé, taciturne, tendu vers son unique pensée s’il ne vous renverse au passage, il vous repoussera brusquement de son chemin; l’autre est sans contredit plus aimable, et tous ces petits cailloux inutiles qu’il aime à ramasser sont les plaisirs et les ornemens de la vie.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.