Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/245

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rage du rhéteur contre l’investigateur qui vient déranger ses belles phrases éclata comme un tonnerre. Esprit absolu, ennemi de l’instruction qui gênait ses partis-pris, rempli de cette prétention déplacée qu’a l’esprit français de suppléer à la science par le talent[1], indifférent aux recherches positives et aux progrès de la critique, Bossuet en était toujours resté, en fait d’érudition biblique, à ses cahiers de Sorbonne. Le savant incommode qui venait troubler son repos lui causa une vive impatience. A l’instant même, sans s’arrêter à la solennité du jour, Bossuet courut chez le chancelier Le Tellier[2], et quelques heures après M. de La Reynie, lieutenant de police, saisissait chez l’imprimeur tous les exemplaires de l’Histoire critique. On essaya un arrangement; mais que pouvait un simple prêtre, qui n’avait pour lui que son savoir et sa sincérité? La Reynie reçut l’ordre de brûler tous les exemplaires, au nombre de treize cents. Il ne s’en sauva que six ou sept. Sur l’un d’eux fut faite l’édition de Rotterdam (1685)[3]. A partir de ce moment, Richard Simon eut un persécuteur vigilant et acharné, toujours prêt à entraver ses recherches. Le chancelier Pontchartrain aurait désiré lui être favorable. « Il est singulier, disait Bossuet, que, dans un si grand bruit contre ce livre, M. le chancelier ne fasse rien. Veut-il se le faire dire et s’y faire contraindre par une autorité supérieure? Il faudra bien y venir, s’il ne le fait lui-même. » Pour être juste, on doit ajouter que Bossuet n’était en tout ceci que le représentant de l’église de France, et en quelque sorte le fondé de pouvoirs de tous les défauts de l’esprit français. L’église gallicane donna en cette occasion la mesure de sa médiocrité intellectuelle, de sa paresse pour la recherche, de son incurable pesanteur.

Le coup fut décisif. Bossuet, assisté par La Reynie, tua les études bibliques en France pour plusieurs générations. La révocation de l’édit de Nantes acheva l’œuvre en enlevant le seul aiguillon qui donnât quelque activité au clergé catholique. La lutte des deux partis produisait de fortes études. Désormais la paresse l’emporte. La France verse absolument du côté de la littérature. L’Académie française et les gens du monde font la loi; la science perd toute

  1. C’était l’impression de son secrétaire. « Il craint furieusement la peine. Cet ouvrage est un ouvrage de détail et de discussion; c’est ce qu’il n’aime pas, cela l’embarrasse. Il ne veut que du raisonnement; c’est pour lui le plus aisé et le plus court; qu’il raisonne donc tant qu’il lui plaira! Il croit que c’est là sa gloire, que personne ne lui peut ravir, et son fort, où personne ne peut atteindre ni le suivre. » (Journal de l’abbé Le Dieu, t. II, p. 22 ; — Paris, Didier, 1856-57.)
  2. Histoire de Bossuet, par le cardinal de Bausset, t. IV, p. 273 et suiv.
  3. L’édition d’Amsterdam 1680 est tout à fait fautive, ayant été faite sur une copie. La traduction latine (Amsterdam 1681) est plus défectueuse encore.