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cendante en face de Schelling et de Hegel, tels que les frères Schlegel, Ancillon, Fries, de Wette, et bien d’autres, tous, avec des nuances diverses, admirateurs de Jacobi, qu’ils appelaient avec quelque emphase le Platon de l’Allemagne, quand il en était tout au plus le Jean-Jacques Rousseau.

En 1792, Jacobi n’était pas encore parvenu à ce haut degré d’influence philosophique et de direction des âmes ; mais il n’était plus spinoziste, et son intelligence laissait entrevoir dans ses claires et calmes profondeurs les premiers germes déjà organisés du système. Les intuitions et les révélations du cœur lui paraissaient irrésistibles ; il s’y confiait sans réserve, et ainsi se formait en lui cette doctrine qu’il devait opposer plus tard avec une douce et invincible énergie aux assauts du scepticisme et dit panthéisme, devenus un jour les maitres, les tyrans de la patrie allemande.

Pendant que son ancien ami se réfugiait ainsi dans les clartés intérieures du dogmatisme sentimental, Goethe s’était développé à peu près exclusivement, pendant ces vingt dernières années, dans le sens de son réalisme scientifique, ou, pour parler un langage qui nous est plus familier, dans le sens du naturalisme pur et simple, de plus en plus débarrassé de toute idée transcendante. À vrai dire, il ne s’occupait plus depuis quelque temps que de sciences positives, car des ouvrages aussi singuliers que le Voyage des Sept frères et le Grand Cophte ne peuvent guère être cités à côté du Mémoire sur l’os intermaxillaire ou de l’Essai sur la Métamorphose des plantes. Dans ses tristes loisirs du bivouac, pendant la campagne de France, il ne s’était occupé avec quelque suite que de ses expériences sur les couleurs. Il s’était distrait des longues stations sous la pluie et dans la boue en Champagne, près d’une misérable flaque d’eau, en observant le jeu d’un phénomène d’optique. C’est dans cette disposition d’esprit qu’il arrivait au milieu de la brillante société de Pempelfort, légèrement idéaliste et sentimentale à l’image du maître. il ne faut pas s’étonner si la première rencontre fut un choc assez rude entre les deux intelligences, devenues si contraires l’une à l’autre, malgré le souvenir persistant de l’ancienne amitié.

Goethe nous a conservé les détails de cette rencontre, qui marque une date importante dans l’histoire de ses idées philosophiques. Il nous retrace son arrivée au château par un soir d’hiver, à la clarté des lanternes, la vive surprise de ses hôtes, la réception, qui fut des plus amicales, les propos de tout genre « que le revoir éveille » prolongés fort avant dans la nuit, mais sur tout cela une teinte de tristesse patriotique, l’impression profonde d’un affreux silence qui avait duré près de quatre semaines, et l’incertitude toujours croissante par le défaut absolu de nouvelles, terminée par la catastrophe. Les jours suivans, on chercha une diversion à ces douleurs pu-