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et hospitalière société d’autrefois, le maître de la maison toujours gai et animé, les sœurs bienveillantes et instruites, le fils sérieux et donnant déjà des espérances, les filles belles, sincères, aimables, faisant souvenir de leur mère, trop tôt disparue, et des heureux jours passés autrefois avec elle sous le rayonnement de son affectueux sourire. Des femmes distinguées, comme la princesse Galitzin, des hommes supérieurs par leurs talens ou leurs connaissances, comme Hemsterhuys, complétaient le cercle de famille dans lequel Goethe revenait prendre sa place.

Mais quelque chose était changé. Ces dix-huit années avaient séparé profondément Jacobi et Goethe, sans qu’ils s’en doutassent. C’est un des plus cruels étonnemens que nous donne la vie, quand elle nous a tenus longtemps éloignés d’un ami, de nous le rendre si différent de ce que nous l’imaginions, si différent de nous-mêmes ! Nous avons cru conserver fidèlement dans notre souvenir sa physionomie morale ; mais à notre insu cette image s’est continuellement modifiée, altérée, sous l’impression des changemens qui se sont opérés en nous-mêmes, dans notre manière d’être ou de sentir. Cette image, qui est notre œuvre, notre création, a suivi toutes les phases de notre développement intérieur. Nous l’avons associée à notre vie, nous avons reconstruit le passé lui-même à notre actuelle ressemblance. Au terme de quelques années, la métamorphose est accomplie. Aussi, quand la réalité se représente devant nous, nous sommes en quelque sorte dépaysés dans nos souvenirs. L’ami de notre jeunesse s’est développé de son côté à sa manière, suivant les circonstances ou les pentes secrètes de son esprit. Il peut arriver même que sa culture intellectuelle se soit faite dans une direction absolument contraire à la nôtre. La surprise de la première heure est douloureuse, et souvent le coup est si rude que l’amitié n’en revient pas elle s’évanouit avec l’image secrètement caressée. On ne parle plus la même langue, on ne s’entend pas. Il y a là quelqu’un que j’ai aimé autrefois ; mais est-ce encore mon ami ? Eh quoi ! il parle, et je ne le comprends plus !

C’est un peu là l’histoire de cette seconde rencontre entre Goethe et Jacobi ils ne parlaient plus la même langue. Jacobi s’était de plus en plus détaché du spinozisme, qui ne l’avait un instant séduit que par son côté mystique. Victorieux en apparence dans sa vive polémique avec Mendelssohn, au fond c’est lui qui avait été vaincu, car il semble bien que c’est à dater de cette époque qu’il avait commencé à répandre autour de lui, discrètement d’abord, cette doctrine du sentiment (Gefühl), à laquelle devaient se rattacher plus tard un développement important de la philosophie allemande, une génération d’écrivains et de penseurs, tous ceux, ou à peu près, qui voulurent se maintenir libres en face de la philosophie trans-,