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ce que la raison pratique commande, sans même y mêler une émotion. Il ne se soucie guère d’intéresser la sensibilité à l’accomplissement des ordres de la raison. Il s’en défie même, il redoute la moindre intervention du sentiment dans le commandement abstrait, conçu sous sa forme la plus universelle. On dirait qu’il craint d’attendrir ou d’affaiblir le devoir, s’il nous incline à l’aimer. Il y a là un stoïcisme transcendant que la nature repousse. Goethe, d’un seul mot, rétablit la vérité morale, humaine en même temps. Son instinct esthétique l’avertit qu’il y a une lacune grave dans la doctrine de Kant. Il a compris que le devoir n’est pas complet quand on se borne à faire ce que la raison nous commande. Il faut de plus le sentir, l’aimer. Faire son devoir en l’aimant est à coup sûr quelque chose de plus beau, de plus complet que de le faire simplement, durement, si je puis dire, sans émotion, sans goût. Il y donc une perfection morale, sinon plus haute, du moins plus délicate que celle de Kant c’est celle dont Goethe nous donne l’idée, et qui à la beauté abstraite du devoir conçu et accompli ajoute la beauté vivante de la plus noble des émotions, celle du devoir non-seulement conçu et accompli, mais aimé dans son accomplissement, aimé même quand il nous déchire le cœur.

La règle suprême de l’homme digne de ce nom est de conserver intacte, la liberté intérieure. N’y laissons porter atteinte ni par les hommes, ni par les événemens du dehors. Il y a en effet une double fatalité qui se déploie dans le monde et nous menace ; celle qui vient de la société et celle qui vient de la nature. Défions-nous des vues mesquines et basses, des préjugés sociaux, des intérêts sordides que recommande l’expérience vulgaire, de ses petits raisonnemens, qui peuvent, si nous n’y prenons garde, envelopper notre glorieuse et féconde activité, l’étouffer dans un réseau tissu par la sottise humaine, l’arracher aux sommets lumineux qu’elle habite, la réduire sous le plus humiliant niveau. Il y a deux manières pour un homme qui sent sa valeur et sa force de s’affranchir de cette tyrannie des petites choses et des petites gens les grandes actions qui font les héros, comme Napoléon, les grandes pensées qui font les poètes et les penseurs, comme Shakspeare et Spinoza. L’héroïsme n’est pas à la disposition de toutes les destinées. Il y a bien des cœurs héroïques que des circonstances inéluctables renferment dans la sphère de la vie privée, qui seront exclus à tout jamais du droit glorieux de se peindre dans leurs actes et de faire à leur image l’histoire de leur temps et de leur pays ; mais la haute culture intellectuelle est toujours à notre portée c’est peut-être le plus grand et le plus bel emploi de notre activité. On le voit, Goethe est sur ce point tout à fait Grec et platonicien. Il ne cesse pas de recommander