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religieusement jointes ! L’ange aux cheveux bouclés à genoux devant elle semble presque une jeune fille souriante, un peu bornée, et qui sort de la maison de sa mère. Tout à côté, dans la Nativité, devant le délicat petit Jésus aux yeux rêveurs, deux anges en longue robe apportent des fleurs ; ils sont si jeunes, et pourtant si graves ! Voilà des délicatesses que les peintres ultérieurs ne retrouveront pas. Un sentiment est une chose infinie et incommunicable, aucune érudition et aucun effort ne peuvent le reproduire tout entier. Il y a dans la vraie piété des réserves, des pudeurs, par suite des arrangemens de draperies, des choix d’accessoires que les plus savans maîtres, un siècle plus tard, ne connaîtront plus.

Par exemple, dans une Annonciation du Pérugin, qui est tout près de là, le tableau représente non pas un petit oratoire secret, mais une grande cour. La Vierge est debout, effrayée, mais non pas seule : il y a deux anges derrière elle, et deux autres derrière Gabriel. Retrouvera-t-on cette chasteté plus tard ? — Un autre tableau du Pérugin montre saint Joseph et la Vierge à genoux devant l’enfant ; derrière eux, un portique grêle profile des colonnettes dans l’air libre, et trois bergers espacés prient ; ce grand vide est dans le sentiment, il semble qu’on entend le silence de la campagne.

Pareillement, chez le Pérugin, les figures et les attitudes expriment un sentiment inconnu et unique : les personnages sont des enfans mystiques, ou, si vous voulez, des âmes d’adultes retenues dans l’enfance par l’éducation du cloître. Aucun d’eux ne regarde l’autre, aucun d’eux n’agit, chacun est enfermé dans sa contemplation propre, tous ont l’air de rêver en Dieu ; chacun demeure fixe dans son geste et semble retenir son souffle de peur de déranger sa vision intérieure. Les anges surtout avec leurs yeux baissés, leur front penché, sont les vrais adorateurs, prosternés, persistans, immobiles ; ceux du Baptême de Jésus ont la modestie, l’innocence humble et virginale d’une religieuse qui communie. Jésus lui-même est un séminariste tendre qui pour la première fois sort de chez son oncle le bon curé, n’a jamais levé les yeux sur une femme et reçoit l’hostie tous les matins eh servant la messe. Les seules têtes qui puissent donner aujourd’hui l’idée de ce sentiment sont celles des paysannes élevées toutes petites dans un monastère. Plusieurs à quarante ans ont des joues roses sans une ride. A la placidité de leur regard, il semble qu’elles n’aient jamais vécu ; en revanche elles n’ont jamais souffert. Pareillement ces figures restent immobiles au seuil de la pensée sans le franchir, mais sans faire effort pour le franchir. L’homme n’est pas arrêté, il s’arrête ; le bouton n’est pas écrasé, mais il ne s’ouvre pas. Rien de semblable ici aux macérations, aux violences de l’ancien christianisme ou de la restauration catholique ; il ne s’agit pas de dompter la pensée ou de refréner le corps ;